La peinture est la religion des chinois

Il parle de nuages, de montagnes et de brumes. Il voit l'univers caché dans la courbe d'un rocher et la vie palpiter sous un trait de pinceau. Il veut réconcilier les opposés: son passé blessé et sa culture d'exil, la Chine et l'Occident. Pour François Cheng, les deux mondes sont dans l'urgence de se rencontrer. La Chine y trouverait l'ouverture nécessaire au déploiement de sa modernité; l'Occident, un nouveau regard pour élargir sa pensée. Au moment où les chefs-d'oeuvre de la peinture chinoise sont présentés à Paris, ce grand humaniste nous révèle leur sens caché. On comprendra pourquoi en Chine l'esthétique est une mystique et la peinture une philosophie. Et comment celle-ci pourrait nous enrichir. Une rencontre avec François Cheng est plus qu'une émotion, c'est une vraie leçon de vie. Les hommes les plus dignes sont les plus humbles, dit-il ici, les larmes aux yeux. Cet homme si sage et si sensible est assurément les deux.

Le passeur d'art
Poète, philosophe, professeur. Et aussi traducteur, calligraphe à ses heures... Si on ne savait l'expression galvaudée, on dirait encore de François Cheng qu'il est un «honnête homme», l'un de ces rares spécimens d'êtres délicats et sensibles. Arrivé de Chine il y a tout juste cinquante ans, il a connu chez nous la solitude, le mépris. Aujourd'hui, naturalisé français, honoré et admiré, il est considéré comme le grand maître de la littérature et de l'art chinois: ce mois-ci, il publie une étude sur le peintre Shitao (Phébus), deux recueils de poèmes calligraphiés (Encre marine) et un émouvant roman
autobiographique, Le Dit de Tiany (Albin Michel), où on lit la profondeur de son humanité.

- Messager de la culture et de l'art chinois en France, mais aussi traducteur en chinois des grands poètes français, vous êtes une sorte de passeur qui tente obstinément d'établir des ponts entre ces deux mondes si différents. D'où vient cette vocation?
Elle s'est inscrite dans mon destin. Un jour, en Chine, quand j'avais 7 ans, l'une de mes tantes a rapporté de France une série de reproductions du Louvre: il y avait des Vénus grecques, des nus d'Ingres et de Chassériau... Lorsque mon regard, au ras de la table, a saisi cela, j'ai ressenti un véritable choc. Choc pour des merveilles d'un autre monde, choc charnel pour des images de femme... Plus tard, je les ai superposées dans mon imagination à d'autres images: celles, atroces, des femmes chinoises, nues, violées par les Japonais lors de la déclaration de guerre en 1937. Ces deux visions ont conditionné mon imaginaire. Interrogation devant la beauté qui pousse vers l'idéal humain, mais aussi devant le mal qui suscite tant de bestialité...

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- Et fascination pour ce qui venait d'Occident...
Je suis tombé, à 15 ans, sur Les Nourritures terrestres, d'André Gide, et tout à coup l'univers s'est ouvert, l'horizon s'est déchiré. Tout prenait un autre sens... Cette exaltation de la libération de la personne, cette recherche du désir... Je me suis jeté à corps perdu dans la littérature anglo-saxonne, française, allemande, russe comme dans une passion amoureuse.

- Mais cet Occident, vous l'avez rencontré brutalement, dans la violence de l'exil.
Je suis arrivé en France à l'âge de 20 ans, le dernier jour de 1948, sans papiers, sans rien. J'ai payé le prix fort. Pendant des années, j'ai connu l'extrême dénuement, l'extrême solitude, l'extrême désespoir... Je comptais retourner en Chine. Mais en 1954 il y eut là-bas une campagne féroce contre les écrivains; j'ai compris que je ne retrouverais plus cette argile chaude, ces parois rugueuses du Yang Tsé... Petit à petit, j'ai transcendé mon attachement. J'ai compris que ma vraie patrie, c'était celle de l'esprit.

- Ce rapprochement des deux mondes que vous incarnez est-il réalisable aujourd'hui? La Chine peut-elle vraiment s'ouvrir à l'Occident?
On l'imagine comme un pays monolithique et clos. Pourtant, c'est l'une des rares terres où toutes les grandes spiritualités de l'humanité sont réunies: confucianisme, taoïsme, bouddhisme, islam, christianisme. Mais le processus d'ouverture a été très long. La première rencontre, ce fut avec l'Inde, au IVe siècle, qui lui a fait embrasser le bouddhisme: elle a mis huit siècles pour le digérer. La dernière rencontre décisive, celle avec l'Occident au XIXe siècle, s'est déroulée dans des conditions désastreuses pour la Chine, sans confiance ni sincérité. En 1925 déjà, Lu Chin, la grande figure littéraire chinoise, disait: «Notre salut se trouve dans le dialogue avec un autre.» Aujourd'hui, pour la Chine, l'Occident n'est pas un appel exotique, mais une nécessité vitale.

- Qu'est-ce que la culture occidentale peut apporter à la Chine?
Avec Confucius, la culture traditionnelle chinoise considère la nature humaine comme bonne. Elle n'a pas posé la question fondamentale: celle du mal. L'Occident, lui, l'a fait, avec la Grèce, le christianisme, Kant et Hegel, ou Dostoïevski. La Chine a besoin de se confronter à cet autre mode de pensée. Pour l'Occident, qui prouve sa puissance en dominant la matière, le monde est un objet de conquête. En Chine, c'est un objet de connivence, une respiration, un va-et-vient. L'Occident ne jure que par le plein. La pensée chinoise, elle, est fondée sur le vide.

- Il faut nous expliquer cela...
Selon la conception chinoise, l'Univers est régi par un principe unitaire, un souffle (dans son sens le plus noble, cela signifie «esprit»). Le souffle est premier, circulaire, vivifiant. La matière n'est qu'une sorte de condensation du souffle; elle est seconde, parce qu'elle se solidifie, se corrompt, se divise. Au sein de l'Univers, il y a deux souffles vitaux, le yin et le yang, et le souffle du vide médian qui provoque une interaction entre les deux, comme le tourbillon qui naît lorsqu'on verse l'eau chaude sur le thé. Ces trois souffles engendrent tous les êtres vivants et régissent leur fonctionnement. Ainsi, le souffle incarne à la fois l'unique et le multiple, l'essence originelle et la transformation continue.

- Toujours un mouvement entre deux pôles.
La pensée chinoise est ternaire, elle privilégie ce vide médian, ce lieu d'échange entre deux. Son idéal est d'instaurer le grand dialogue entre l'homme et la création (c'est la vision du tao), et entre les hommes (pour la vision confucéenne). C'est aussi un principe de vie. En pratiquant le tai-chi-chuan, la gymnastique chinoise, le Chinois a la naïveté de croire qu'il suscite un souffle, le même que celui qui anime l'Univers. Un calligraphe suscite lui aussi un souffle. C'est une naïveté, mais il y croit. Quand nous dialoguons, quelque chose naît de l'interaction entre nous deux et qui est autre chose que la simple addition de nous deux: le dialogue suscite cet espace tiers, pour que le vrai puisse advenir. En Chine, on a compris cette nécessité vitale du dialogue. Les jeunes Chinois sont passés par mille morts, ils ont connu les camps, l'extrême faim, l'extrême soif. Pourtant, à Pékin, vous trouvez les meilleurs spécialistes de Heidegger, Derrida, Foucault. Les gens ont une soif immense de culture occidentale, une force créatrice qui va opérer la métamorphose. Les vieilles branches finiront par tomber.

- Ce souffle, cet espace, ce dialogue sont-ils directement traduits par l'art?
Oui. Alors que l'Occident a plutôt cherché à reproduire l'aspect extérieur des choses jusqu'à donner l'illusion du réel, la Chine a fondé son art sur sa cosmologie. Pour un Chinois, la peinture révèle le mystère de l'Univers. Pendant un millier d'années, jusqu'au XVIIIe siècle, la peinture chinoise a cherché une communication totale avec la nature, jouissant d'un statut quasi divin. Les peintres chinois, eux aussi, veulent créer un espace et saisir le souffle qui les anime. Leur peinture est fidèle au réel, mais elle transcende le réalisme.

- Comment cela se traduit-il concrètement sur les tableaux?
A l'idée du yin-yang répondent en peinture des polarités comme ciel-terre, montagne-eau, lointain-proche. L'artiste essaie de capter les relations cachées que les choses entretiennent entre elles; il joue avec le vide, qui, sur la toile comme dans l'Univers, permet aux souffles de circuler. On conçoit le tableau comme une entité organique, comme un corps humain qui répartit les fluides dans les organes. La peinture n'est donc pas un simple exercice esthétique, mais une pratique qui engage l'homme tout entier, son être physique comme son être spirituel, sa conscience comme son inconscient.

- Et le geste du peintre lui-même a une signification.
Son geste est la projection d'un monde intérieur. Su Tung Po a dit: «Avant de peindre un bambou, laisse-le d'abord pousser en toi-même.» Le trait de pinceau n'est pas non plus une simple ligne qui tenterait de capter le contour des choses. Il est une unité en soi. Par son plein et son délié, il représente la forme et le volume. Par son attaque et sa poussée, il exprime le rythme et le mouvement. Par le jeu de l'encre, il suggère l'ombre et la lumière... Cet art du trait a été favorisé en Chine par la calligraphie. Le peintre mène une longue assimilation des formes et des nuances de la nature, mais ensuite il exécute son tableau presque instantanément, par des tracés rythmiques. Il se livre corps et âme pour réaliser son désir de rejoindre l'invisible. Quand on regarde un tableau chinois, on ne regarde pas un objet fini, on est invité à participer à ce moment où l'artiste a projeté dans ses traits son monde intérieur, et à collaborer aux gestes mêmes de la création.

- Art et sacré sont donc indissociables.
Pour les Chinois, l'art et la vie ne font qu'un. Le beau est toujours considéré en relation avec le vrai. L'idéal vers lequel tend le peintre, c'est la totalité de l'homme et la totalité de l'Univers, tous deux solidaires, l'homme en accord avec lui-même et avec la nature. Finalement, la peinture est la religion des Chinois.

- En un sens, cela rappelle l'art préhistorique, qui était aussi une forme de communication avec les esprits.
Tout à fait. On entre dans la grotte comme on entre dans un espace où se trouve la vraie vie. Mais Cézanne aussi... Qu'est-ce qu'un tableau de Cézanne? Ce n'est pas seulement la montagne Sainte-Victoire qui est là, ce n'est pas seulement l'objet de satisfaction esthétique qui compte. C'est ce qui s'est créé entre Cézanne et la montagne, cet espace vivant qui est là, dans lequel Cézanne nous invite à entrer.

- Shitao, le grand peintre chinois du XVIIe siècle à qui vous consacrez un superbe livre (Phébus), représentait parfaitement cette recherche de la totalité. En quoi est-il moderne?
Il n'y a pas un peintre moderne chinois qui ne se réclame de lui. Shitao est grand par son génie d'artiste, grand aussi par sa conception de la peinture, qu'il a exprimée dans les célèbres Propos sur la peinture du moine Citrouille. Il a renouvelé l'art du trait, élargi le champ thématique, cassé la composition classique. Il va droit à l'essence des choses. Sa peinture est marquée par l'urgence, par un violent désir de survie (toute sa famille fut massacrée quand il avait 3 ans). Tout de suite, il a porté très haut son interrogation: d'où je viens, pourquoi je suis là? Pourquoi on fait de la peinture? Il incarne mieux que quiconque la pensée chinoise.

- Des compositions naturelles, des couleurs discrètes, des traits délicats. Jamais de violence dans ces peintures pourtant si lourdes de sens?
On reproche à la peinture chinoise de ne pas reproduire les souffrances, sauf dans l'art bouddhiste, qui représente parfois des scènes de l'enfer. Mais ce n'est pas son propos. Pour un artiste comme Shitao, la souffrance est transcendée. Cette transcendance et cette humilité résultent d'un long sacrifice.

- L'humilité, c'est un mot que vous employez souvent.
Oui. L'homme doit être fier, digne et humble. La dignité, c'est de considérer l'être humain comme un trésor, et non comme un jouet ou un objet de manipulation. Plus on comprend la dignité, plus on est humble. Mépriser un homme comme le font les racistes, c'est se mépriser soi-même. Il faut se battre pour cette valeur dont parlait Camus: l'humain.

- Vous en parlez avec une telle émotion...
Je suis un peu exalté, il faut m'excuser. Un Chinois a toujours un peu le coeur gros. Il effectue des détours pour dire sa pensée. Vous, les Occidentaux, vous avez une vie en ligne droite, vous grandissez dans la paix, vous avez des garanties sociales... Et quand ils voient un Occidental dans la rue, les Orientaux s'inclinent, impressionnés par votre assurance. Mais en même temps ils perçoivent chez vous une grande fragilité: il suffit d'un coup pour que vous vous cassiez. Aucun Occidental n'aurait pu survivre à ce qu'ont connu les Chinois.

- La pensée chinoise nous serait donc fort utile...
Il faut apprendre à jeter le filet le plus bas possible, pour tout reprendre. Ce qui brille dans les salons, ou les beautés figées sur papier glacé, ce n'est rien, c'est éphémère, et même inhumain. Moi, j'ai appris à regarder des visages humbles, des êtres fatigués dans le métro. A voir ce qu'un Occidental, dans sa bonne conscience, dans sa légitimité d'être, ne peut sonder: le dénuement, le désespoir des autres autour de lui... Je dis cela avec des larmes dans les yeux... parce que je l'ai vécu aussi: le mépris. Quand on va renouveler sa carte de séjour tous les trois mois et qu'il faut faire plusieurs jours de queue, dès 5 heures du matin, et que l'on vous dit le soir: «C'est fini, revenez demain...» Le mépris... Malgré cela, j'éprouve une immense reconnaissance pour la France. Oui, l'Occident a dominé le monde, mais il risque de perdre son âme s'il n'apprend pas l'humilité. Voilà pourquoi le dialogue est nécessaire. La phrase d'un homme humble peut contenir des trésors. Et quand un visage humain, même le plus ingrat, même le plus abîmé, est habité par l'humilité, il n'y a pas de beauté plus émouvante. Pour parvenir à ce visage, il a fallu des millions d'années d'humanité. On ne se rend pas compte de cela. Une vie n'est pas suffisante.

- L'un des poèmes que vous avez calligraphiés dans votre nouveau recueil (Un jour les pierres, Encre marine) dit ceci: «Ce qui est donné, c'est la patience d'une vie»...
Oui. On n'est sûr de rien dans la vie. Mais en même temps il y a cette confiance naïve à la chinoise que tout s'accomplira de toute façon. Un poisson fossilisé peut retrouver sa forme de poisson. Il suffit d'un peu de souffle... Les choses finissent toujours par se réaliser, un jour, à votre insu. Moi, j'aurais pu mourir mille fois. Pourtant, je suis là, dans ma solitude, devant vous qui venez m'interroger. C'est cela, la patience d'une vie.

Voir, page 132, l'article de Françoise Monier Cinq mille ans de Chine