Pierre Teilhard de Chardin, prêtre, savant, poète et visionnaire, prophète de l’espérance.

Pierre Teilhard de Chardin, prêtre, savant, poète et visionnaire, prophète de l’espérance.

Remo VESCIA

Résumé : Les hommes de bonne volonté, avides d’épouser leur temps et de n’avoir plus peur de lui, peuvent écouter le chant d’espérance de Teilhard, savant, poète, mystique : fort de sa foi en un « Christ toujours plus grand, moteur du Monde en évolution », il a entonné, dès 1919, au sortir de la grande guerre, le plus convaincant et le plus intelligible cantique des créatures de notre temps : L’Hymne à la Matière, l’un des textes les plus considérables de la littérature et de la science moderne. Il a rejoint ainsi la cohorte réduite et prestigieuse des quelques grands poètes qui, par la vertu du verbe, ont transformé le monde. Les poètes prophètes. « Teilhard, est notre prophète de l’espérance dit Gérard-Henry Baudry, son meilleur exégète, une espérance qui n’exige pas la fuite des réalités humaines et matérielles, bien au contraire, elle s’enracine dans le dynamisme évolutif qui soulève la création et l’oriente vers une complexité et une conscience de plus en plus grandes; surtout elle se greffe sur les espoirs humains qui ont conduit l’humanité, depuis son émergence, par un continuel dépassement d’elle-même, sur la voie de la seule aventure qui vaille : la conquête de l’avenir…. Il émerge comme une figure exceptionnelle de la philosophie et de la théologie du XXe siècle, dit encore Gérard-Henry Baudry. Il est certainement, l’un des plus grands pionniers du renouveau spirituel de notre temps»

                       Le langage poétique de Teilhard, prophète de l’espérance.

Le poète, depuis plus d’un siècle, n’est pas lié à un genre littéraire déterminé. Il peut s’exprimer dans tous les genres artistiques, s’il a le génie, – le charisme – de la création poétique. Nous pensons, avec Teilhard, que le découpage catégoriel transcende notre passion que l’analyse a imposé aux productions de l’esprit. « Poète, philosophe, mystique, on ne peut guère être l’un sans l’autre. dit-il lui-même. Poètes, philosophes, mystiques, le long cortège des initiés à la vision et au culte du Tout marque dans le flot de l’humanité passée, un sillage central que nous pouvons suivre depuis nos jours jusqu’aux derniers horizons de l’histoire ». 

Pierre Teilhard de Chardin fut un religieux jésuite qui n’a jamais prétendu être théologien ou historien ou sociologue de la religion. Les problèmes religieux lui tenaient à cœur en sa qualité de prêtre, c’est à dire d’apôtre de l’évangile, soucieux de l’épanouissement et du progrès du christianisme, mais Teilhard de Chardin était éminemment homme de science, paléontologue, découvreur en 1932, du sinanthrope pendant les années passées en Chine. Aussi vaut-il mieux dire que Teilhard est un jésuite, avant tout chercheur, dans le domaine de la géologie ou de la paléontologie, aussi bien que dans le domaine religieux ou philosophique, sa nature profonde également, comme tout homme curieux et émerveillé devant les mystères de la vie, à la recherche de la Vérité. Les témoignages ne manquent pas pour dire combien Teilhard était homme de terrain, grand chercheur scientifique doté d’une foi religieuse aussi forte que discrète. Nombreux sont les témoignages reconnaissants des savants de son temps. Tout comme ceux, chaleureux, de ses amis laïcs ou religieux, rapportant ses exhortations et ses réflexions spirituelles. Mais ce que personnellement je me plais à retrouver dans ses lettres comme dans ses nombreux écrits, tout comme dans sa vie de savant aventurier, c’est son côté poétique, mystique même. La force et la splendeur de ses réflexions persuasives et profondes expriment merveilleusement la Beauté et la Vérité du Monde dans la cosmogonie universelle.

Comme le langage de la Bible, qu’il fréquente assidûment en sa qualité de prêtre, il exprime tout naturellement le souffle de Dieu… Je ne trouve pas de meilleure comparaison avec le Chant qui s’élève des écrits de Teilhard que le magnifique Cantique des Créatures de Saint François d’Assise. Teilhard l’aimait particulièrement. Précisons tout de suite, s’il en est besoin, qu’en étudiant le langage de Teilhard, on ne peut considérer ses métaphores poétiques comme des ornements du discours. Teilhard ne se pose jamais en écrivain à la recherche de lecteurs. L’écriture est pour lui le meilleur moyen d’exprimer ses idées, mais il ne peut les rendre publiques, les publier et s’en prévaloir. Cela peut être considéré déjà comme un gage d’authenticité, si l’on veut. S’il est grand écrivain, poète et visionnaire c’est, tout naturellement, sans chercher à en prendre la pose. L’aspect purement esthétique de son œuvre n’est pas le but premier d’un philosophe, d’un penseur ou d’un chercheur. On tomberait dans cette appréciation limitative si on refusait de donner au mot « métaphore » une valeur qui dépasse celle de figure de rhétorique. La métaphore acquiert, par contre, toute sa valeur philosophique, et même poétique, lorsqu’elle sert à rapprocher deux idées dont les influences réciproques créent une signification nouvelle, au point de produire un concept. Elle devient alors un outil qui aide à dégager la vérité, à en tirer des fragments qui, par là, deviennent exprimables et vont s’ajouter au patrimoine de la connaissance déjà acquis. Grâce à cette capacité de devenir symbolique, c’est à dire d’exprimer au-delà des mots des concepts abstraits et synthétiques, la dimension poétique est acquise et opère dans une sphère que l’on peut qualifier d’un mot teilhardien, le Noosphèrique, c à d qu’elle appartient au domaine de l’Esprit. (noos=esprit)

En tant qu’homme de science, à une époque où la science triomphe de tous les obstacles en rognant sur l’obscurantisme dans lequel se sont enveloppés les mystères de la foi, beaucoup de choses paraissaient de plus en plus claires à Teilhard, qui pour d’autres instances religieuses continuaient à rester du domaine de l’inconnu… quand ce n’est de l’interdit. (on songe notamment aux membres de la Curie romaine, moins familiarisés avec le niveau élevé qu’avaient atteint les sciences au XXe siècle, plus particulièrement soucieux de maintenir ‘un climat purement spirituel’ en s’obstinant à tenir la foi séparée du « terrestre, profane et matérialiste »). Or en sa qualité de savant, Teilhard voulait résoudre des problèmes et des difficultés, qui, jusqu’à lui, n’avaient pas été tranchés de façon satisfaisante, notamment dans le domaine de la Science qu’il avait commencé par enseigner, en Egypte, pendant les années 1905-1908 au Collège de la Sainte Famille du Caire, en tant que professeur de physique et chimie, et ensuite, à un niveau universitaire plus élevé, à l’Institut Catholique de Paris, après la Guerre de 14-18 à laquelle il a participé en tant que brancardier. Aussi, ceux qui avaient pour tâche d’éclairer, d’expliquer, d’enseigner ces connaissances ne se rendaient-ils pas compte de leur pertinence, peut-être même pensaient-ils pouvoir continuer d’en ignorer leur existence même, séparée de la foi. D’où la totale méprise : ils ne réalisaient pas du tout l’importance que ces connaissances avaient désormais à ses yeux et, en soi, pour l’humanité tout entière. Comment faire grief à Teilhard d’avoir soulevé ces problèmes dans toute leur acuité et d’avoir invité ceux qui s’adonnaient à l’étude de la religion et de la théologie, à les étudier plus attentivement ? Les temps étaient mûrs pour de telles avancées qui faisaient progresser la connaissance en général et la marche de l’esprit de l’humanité tout entière. La Noogénèse, pour utiliser un mot teilhardien.

Avoir recherché une solution pour lui-même et pour ceux de ses amis qui le consultaient, – en attendant que d’autres, peut-être plus compétents que lui, s’engagent dans l’étude approfondie des questions que posent nos origines, nous semble-t-il, – découle d’une attitude loyale et totalement dépourvue d’arrière-pensées provocatrices. C’était d’autant plus dans la logique du personnage, profondément honnête, exigeant vis-à-vis de lui-même, et visionnaire, tel qu’était Teilhard. Il considérait la Science avec le même respect que la Connaissance en général, le Savoir, théologique, psychologique, scientifique ou non. Selon sa propre formule : Savoir plus pour Etre plus, Etre plus pour aimer davantage. Car être c’est s’unir. Même s’il connaissait mieux que personne les limites et le caractère transitoire des vérités scientifiques, nous devrions lui savoir gré, précisément, des services qu’il a rendus aux théologiens, en les rendant conscients de problèmes dont la nature et même l’importance, leur avait trop longtemps échappé. En les faisant participer aux solutions qu’il avait conçues à la lumière de sa prise en compte de ce que, depuis Darwin et Bergson et quelques autres chercheurs de plus en plus nombreux, on appelait l’évolution, Teilhard se mettait tout naturellement à la proue de lui-même, pour aller  au bout de ses propres puissances de connaissance, de recherche et d’invention, ainsi qu’aux riches intuitions de sa foi.[1]

Mais il ne pouvait limiter ses recherches au domaine scientifique exclusivement. Bien au contraire, il avait, depuis son enfance, éprouvé le sens de l’Absolu, du Tout et il incluait dans son intelligence de l’évolution, aussi bien la science qui relève du rationnel, que la foi qui relève du psychique, car son sens cosmique lui faisait considérer l’Univers en son entier, dans son devenir total. L’intelligible par la raison aussi bien que l’incompréhensible et mystérieux psychique, car disait-il, cela demeure du domaine du non encore exploré. L’évolution était pour lui la clé d’intelligence du monde. C’est à travers elle que désormais il trouve le sens, la direction et la signification de l’immense aventure de la Création. Et tout naturellement son esprit religieux ou ses connaissances théologiques lui font comprendre combien, dans l’histoire de l’humanité, le Christ, en s’incarnant, apparaît comme un sommet, le sommet de l’évolution, l’Alpha et l’Oméga. J’aimerais relire pour vous le début de ce magnifique texte La Vie Cosmique, tout vibrant d’une foi et d’une intelligence d’autant plus ardentes que c’est un éveil ébloui au monde, une vision unitaire transcendante qu’il exprime, comme un testament intellectuel à la guerre où il est engagé comme brancardier dans de terribles combats et vivant le plus souvent dans la boue des tranchées.

J’écris ces lignes par exubérance de vie et par besoin de vivre ; – pour exprimer une vision passionnée de la Terre, et pour chercher une solution aux doutes de mon action ; – parce que j’aime l’Univers, ses énergies, ses secrets, ses espérances, et parce que, en même temps, je me suis voué à Dieu, seule Origine, seule Issue, seul Terme.

Je veux laisser s’exhaler ici mon amour de la matière et de la vie, et l’harmoniser, si possible, avec l’adoration unique de la seule absolue et définitive Divinité.

Mais il n’est pas permis à l’homme épris de vérité et de réalité, de se laisser aller indéfiniment avec incohérence à tout vent qui gonfle et amplifie son âme. Le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas….De par la logique profonde des objets et des attitudes le moment vient tôt ou tard où il nous faut mettre enfin l’unité et l’organisation au fond de nous-mêmes – éprouver, trier, hiérarchiser nos amours et nos cultes-, briser nos idoles et ne plus laisser qu’un seul autel dans le sanctuaire. Or, pour personne autant que pour le chrétien, c’est à dire pour celui qui s’agenouille devant une croix et à qui une voix adorée répète « Quitte tout pour avoir tout », le choix ne se présente plus chargé d’hésitations et d’angoisses. Car enfin, pour être chrétien, faut-il renoncer à être humain, humain au sens large et profond du mot, humain âprement et passionnément ? Faut-il, pour suivre Jésus et avoir part à son corps céleste, renoncer à l’espoir que nous palpons et préparons un peu d’absolu chaque fois que, sous les coups de notre labeur, un peu plus de déterminisme est maîtrisé, un peu plus de vérité, acquise, un peu plus de Progrès réalisé ? Faut-il, pour être uni au Christ, se désintéresser de la marche propre à ce Cosmos enivrant et cruel qui nous porte en chacune de nos consciences ? Et une telle opération ne risque-t-elle pas de faire, sur ceux qui la tenteraient sur eux-mêmes, des mutilés, des tièdes, des débilités ? Voilà le problème de vie où se heurtent des inévitablement, dans un cœur de chrétien, la foi divine qui soutient ses espérances individuelles et la passion terrestre qui est la sève de tout l’effort humain ? …….    Ecrits du Temps de la Guerre, 24 mars 1916, p. 21-22[2]

Reportons-nous, voulez-vous, pour retrouver le fil conducteur de ce qui nous réunit ici, aujourd’hui à Avignon, à la belle phrase de Teilhard qui ouvre le dernier point du parcours de l’Exposition « Ensemble, construisons la terre » dont j’ai eu le plaisir de vous présenter la vidéo, plus tôt : Il ne fallait rien moins que les labeurs effrayants et anonymes de l’Homme primitif et la longue beauté égyptienne et l’attente inquiète d’Israël, et le parfum lentement distillé des mystiques orientales, et la sagesse cent fois raffinée des Grecs pour que, sur la tige de Jessé et de l’Humanité, la Fleur pût éclore. Toutes ces préparations étaient cosmiquement, biologiquement nécessaires pour que le Christ prit pied sur la scène humaine et tout ce travail était mû par l’éveil actif et créateur de son âme en tant que cette âme humaine était élue pour animer l’Univers. Quand le Christ apparût dans les bras de Marie, il venait de soulever le monde.

Teilhard n’est pas seulement un savant, c’est un poète, un grand poète qui a la capacité rare de vision éclairante et d’expression incantatoire. Le propre du langage poétique étant d’aller au-delà de son contexte d’origine, de dépasser l’obstacle des mots dans leurs langues même, de se porter au-delà de la source d’où ils jaillissent. Le langage poétique a pour vocation essentielle d’aller par l’entremise de l’émotionnel au-delà même du rationnel, à la rencontre en profondeur de l’autre. Le langage poétique, dit Paul Ricœur, comporte dans sa nature, un caractère absolu : il nous précède, il précède tout, il est toujours là avant que nous ne nous mettions à parler, il est présupposé... La parole poétique est donc, à la fois, humaine et plus qu’humaine. Elle est, pour reprendre une expression d’Emmanuel Levinas : une trace de Dieu. Ne dit-on pas « La Parole de Dieu » en se référant à la Bible ? Connaissez-vous plus beau poème que le récit de la Genèse qui ouvre la Bible, que le Cantique des cantiques, que les Psaumes ou que l’Evangile de St Jean ? Le Prologue de l’Evangile de St Jean me paraît en donner une clé en disant : « Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. »

Poétique, le langage est une incantation, une quête qui propose toujours un nouveau commencement à la pensée. La parole poétique est ce  « mode insigne du dire », comme si elle venait au jour pour la première fois, pour donner accès privilégié à la Vérité. Utilisons si vous le voulez bien, une image poétique pour le désigner : le langage poétique apparaît comme un arc en ciel jeté entre ciel et terre, une arche d’alliance entre sacré et profane. Le spirituel en est l’essence comme les couleurs sont celles de l’arc en ciel mais il se veut efficace parce qu’essentiel, incitatif, chargé d’émotion, de communion, de rencontre. Le poète est visionnaire par nature, il voit ce que les autres ne voient pas. Il voit et il montre ce qui est au delà. Le langage poétique est, peut-on dire, un langage sacré, il révèle « les infinis visages du vivant » L’émerveillement est la porte d’accès à la joie de connaître et de comprendre.

Teilhard, vit dans le domaine de l’émerveillement, dans cet appétit de connaître et d’admirer. En l’écoutant ou en le lisant, nous éprouvons ses enchantements : un champ illimité de contemplation et une source de joie. On peut alors éprouver la jubilation et l’émerveillement de la grâce poétique. La beauté des sentiments, l’intelligence des propos, les visions fulgurantes n’ont pas recours au langage poétique formel, constitué de prosodies recherchées. Ses métaphores sont puisées directement dans les éléments matériels qui constituent la Création : le Feu, l’Eau, la Terre, l’Air.[3]

Alors, le discours que l’on peut faire sur l’Être devient une occasion et un moyen d’investigation sans fin, et la métaphorisation correspond à un mouvement ascendant qui construit le discours spéculatif : l’expression d’un concept est un fait linguistique mais, surtout, c’est un geste philosophique qui vise l’invisible à travers le visible, l’intelligible à travers le sensible. Si donc la métaphore produit des concepts, elle devient pour un penseur, un moyen irremplaçable de maturation et de transmission de sa pensée, de son être même. Tout philosophe devient poète, mieux encore il doit l’être s’il veut dire des choses nouvelles, et se faire entendre au-delà de la simple rationalité et atteindre également le cœur, de même que tout poète est un peu philosophe, c’est à dire professeur de vie en lançant des faisceaux de lumière sur la route de la connaissance que la réflexion humaine ouvre continuellement vers un « Connaître Plus » pour aboutir à « Etre Plus » et, dit Teilhard « à s’unir davantage ». Car, en effet, l’injonction fondamentale qui nous est faite par notre Seigneur est bien celle-là : aimez-vous les uns les autres ! Et François d’Assise entonne son Cantique des créatures en fraternisant avec tout ce qui existe, il se rattache à l’ensemble de la vie, où la création tout entière retrouve l’élan originel, il reprend sa marche en avant vers son plus haut destin, vers sa suprême réalisation : l’homme fraternel, l’homme bon, l’homme à l’image de Dieu. Comme dit Eloi Leclerc.

Aussi la vision de Teilhard apparaît-elle comme une grande perspective dynamique qui s’ouvre à la Vie et invite tout naturellement à l’Espérance, – non pas une vie impalpable et idéalisée, mais la ‘Vie, avec son caractère concret, – la Vie qui, par l’élan de sa force inépuisable, ébauche des tracés, pratique des ouvertures nouvelles, arrive jusqu’au seuil du mystère, entraînant dans ce « défi », les éléments constitutifs de la Matière. Comme tous les mystiques, Teilhard a aimé et valorisé la Matière, d’une façon totale et intime, jusqu’à oser l’appeler ‘Sainte Matière’. Elle ne doit pas être considérée comme une tentation qu’il faudrait repousser, ou comme un faux idéal avec lequel il faudrait prendre ses distances. Teilhard lui fait dire dans son Hymne à la Matière : « Les hommes ne peuvent se passer de moi ». Il aimerait la posséder d’une manière pleine. Elle est pour lui une obsession d’amour. Ecoutons son extraordinaire Hymne à la Matière repris, plus de trente ans après l’avoir écrit à son retour de la Guerre à Jersey, en août 1919, dans son livre testament des années cinquante, Le Cœur de la Matière, pp. 89-92.

Bénie sois-tu, âpre Matière, glèbe stérile, dur rocher,

Toi qui ne cèdes qu’à la violence, et nous forces à travailler si nous voulons manger.

Bénie sois-tu, dangereuse Matière, mer violente, indomptable passion, toi qui nous dévores, si nous ne t’enchaînons.

Bénie sois-tu, puissante Matière, évolution irrésistible,

Réalité toujours naissante, toi qui faisant éclater à tout

moment nos cadres, nous obliges à poursuivre toujours plus loin la Vérité,

Bénie sois-tu, universelle Matière, Durée sans limites,

éther sans rivages, – Triple abîme des étoiles, des atomes et des générations, – toi qui, débordant et dissolvant nos étroites mesures, nous révèle les dimensions de Dieu.

Bénie sois-tu, impénétrable Matière, toi qui, tendue partout entre nos âmes et le monde des Essences, nous fais languir du désir de percer le voile sans couture des phénomènes.

Bénie sois-tu mortelle Matière, toi qui, te dissociant un jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est.

Sans toi, Matière, sans tes attaques, sans tes arrachements, nous vivrions inertes, stagnants, puérils, ignorants de nous-mêmes et de Dieu.

Toi qui meurtris et toi qui panses, – toi qui résistes et toi qui plies, – toi qui bouleverses et toi qui construis, – toi qui enchaînes et toi qui libères, – Sève de nos âmes, Main de Dieu, Chair du Christ, Matière, je te bénis.

Je te bénis, Matière, et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite, ou défigurée, les pontifes de la science et les prédicateurs de la vertu, – un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou de bas appétits, – mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité.

Je te salue, inépuisable capacité d’être et de Transformation où germe et grandit la Substance élue.

Je te salue, universelle puissance de rapprochement et d’union, par où se relient la foule des monades, et en qui elles convergent toutes sur la route de l’Esprit.

Je te salue, somme harmonieuse des âmes, cristal limpide dont est tirée la Jérusalem nouvelle.

Je te salue, Milieu divin, chargé de Puissance créatrice, Océan agité par l’Esprit, Argile pétrie et animée par le Verbe incarné.

Croyant obéir à ton Irrésistible appel, les hommes se précipitent souvent par amour pour toi dans l’abîme extérieur des jouissances égoïstes.- Un reflet les trompe, ou un écho.

Je le vois maintenant.

Pour t’atteindre, Matière, il faut que, partis d’un universel contact avec tout ce qui se meut ici-bas, nous sentions peu à peu, s’évanouir entre nos mains les formes particulières de tout ce que nous tenons, jusqu’à ce que nous demeurions aux prises avec la seule essence de toutes les consistances et de toutes les unions.

Il faut, si nous voulons t’avoir, que nous te sublimions dans la douleur après t’avoir voluptueusement saisie dans nos bras.

Tu règnes, Matière, dans les hauteurs sereines où s’imaginent t’éviter les Saints, – Chair si transparente et si mobile que nous ne te distinguons plus d’un esprit.

Enlève-moi là-haut, Matière, par l’effort, la séparation et la mort, – enlève-moi là où il sera possible, enfin, d’embrasser chastement l’Univers! »

A la racine de son Hymne il y a la grande agitation de la Matière, présente à son regard intérieur, sous tous ses aspects et toutes ses manifestations. Tous les éléments constitutifs du Monde sont autant de points d’appui des figures littéraires qui soutiennent la pensée poétique de Teilhard. Claude Cuenot, son premier grand biographe, dans son Lexique TEILHARD dit : « Certes, Teilhard est un poète du Feu, et en cela, comme en bien d’autres points, il rejoint la Bible ». Et lorsque l’on analyse son œuvre en profondeur, il se révèle, comme Saint François, et comme tous les grands mystiques de tous les temps, un poète de tous les éléments de la nature et il projette sa vision du Monde en adhérant, de temps à autre, à l’une des aires de l’imaginaire respectivement soutenues par l’un de ses éléments fondamentaux.[4]

L’Hymne à la Matière, est l’un des textes les plus considérables de la littérature et de la science moderne. Il a rejoint ainsi la cohorte réduite et prestigieuse des quelques grands poètes qui, par la vertu du verbe, ont transformé le monde. Les poètes prophètes. « Teilhard, est notre prophète de l’espérance dit Gérard-Henry Baudry, son meilleur éxégète; une espérance qui n’exige pas la fuite des réalités humaines et matérielles, bien au contraire, elle s’enracine dans le dynamisme évolutif qui soulève la création et l’oriente vers une complexité et une conscience de plus en plus grandes; surtout elle se greffe sur les espoirs humains qui ont conduit l’humanité, depuis son émergence, par un continuel dépassement d’elle-même, sur la voie de la seule aventure qui vaille : la conquête de l’avenir…. Il émerge comme une figure exceptionnelle de la philosophie et de la théologie du XXe siècle, dit encore Gérard-Henry Baudry à qui nous voulons rendre hommage ici. Il est certainement, l’un des plus grands pionniers du renouveau spirituel de notre temps»

CONCLUSION

Dans Le Phénomène humain, son ouvrage primordial, Teilhard fait remarquer que la résonnance au Tout est la note essentielle de la Poésie pure et de la pure Religion. Suivant cette théorie, la poésie sort de la catégorie mineure d’un simple jeu de l’esprit pour atteindre, du moins en ses sommets, la mystique, c à d « la grande Science et le grand Art, la seule puissance capable de synthétiser les richesses accumulées par les autres formes de l’activité humaine ». Teilhard fait sans doute allusion au grand Art des philosophes hermétiques et des alchimistes, dont il a saisi, par-delà les pratiques obscures et mystérieuses, l’intuition profonde.

La poésie serait ainsi le porche de la mystique. C’est un véritable Cantique de l’Univers qu’il entonne à son tour. Teilhard reprend la tradition où la musique proche du grand Art par sa puissance d’évocation et d’envoûtement, est mise en rapport avec la poésie, rejoignant ainsi Platon. Il écrit, à cette même époque, le 27 mars 1916, du front, à sa cousine Marguerite : « Ton observation sur le rôle de la musique et de la poésie est très juste. Ces arts-là ne nous entraînent pas exclusivement à l’effusion panthéistique et païenne. Ils excitent seulement d’une manière générale l’âme à chercher du plus beau et du plus grand : ils la sensibilisent à l’égard du Tout, ils la ‘cosmisent‘ si on peut dire, soit en la faisant se perdre dans le nirvanâ inférieur, soit en la faisant s’unir passionnément au grand effort vers les sphères supérieures ». Genèse d’une Pensée, p.122 Cette lettre est écrite à la même époque que La Vie cosmique. Jamais peut-être le sens du Tout ne fut exprimé chez lui avec autant de ferveur poético-mystique que dans cet essai, rédigé comme son « testament d’intellectuel » (j’expose avant tout des vues ardentes). ETG 7. Si l’on rapproche de cet essai la lettre à sa cousine, on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle, le « sens cosmique » qui permet d’appréhender le Tout, de communier au Tout, et le rôle que donne Teilhard à la musique et à la poésie : ce sont des moyens créés par l’homme pour provoquer l’éveil cosmique et acquérir la sensibilisation au Tout, par quoi l’homme accède à la connaissance, puis à la communion universelles. « Nul, plus que le poète, n’est conscient du pouvoir cosmique de la Parole. », écrit Pierre Emmanuel dans une ligne très teilhardienne. (Poésie, Raison ardente, LUF, 1948)

Pour saisir les harmonies du cosmos (macrocosme) et ses correspondances dans l’homme (microcosme) il faut, pour ainsi dire, les laisser chanter au fond de son âme. Teilhard s’est fait l’écho de cette idée très ancienne de l’harmonie des sphères, d’origine pythagoricienne, qui a connu une étonnante fortune dans la science et la poésie à travers les âges. C’est un thème qui lui est cher sur lequel il dialogue avec sa cousine, agrégée de philosophie, sa muse, pourrait-on dire tant elle lui était proche et en communion de pensée. Sans doute faut-il voir, dans la théorie de l’harmonie universelle, le fondement de sa conception de la poésie. Ce qui prédomine en elle, c’est le rythme, l’harmonie, la musicalité. « Chaque œuvre poétique veut avoir son rythme propre, écrit-il encore à sa cousine, un rythme de tout l’ensemble, et un rythme des parties, et un rythme des paragraphes et des phrases… un rythme littéraire, vraiment senti et exprimé, devrait ressembler à un morceau de musique, avec des nuances, des silences, des thèmes, une harmonie d’ensemble, une typographie spéciale, sa musicalité propre. Avec le sens de l’harmonie et du Tout, on n’est pas loin du sens de l’Absolu, intuitivement saisi comme une présence immanente à l’évolution cosmique ». Teilhard lui donne, surtout dans ses Ecrits du temps de la guerre, le nom de l’Ame du monde avec toutes les réminiscences philosophiques et poétiques que véhicule l’expression. Qui mieux que les poètes en a éprouvé  « l’insaisissable présence » ?

« Au terme de l’Effort créateur, quand le Règne de Dieu sera parvenu à maturité, toutes les monades choisies et toutes les puissances élues de l’Univers se trouveront fondues en Dieu par le Christ… Le Christ, alors, par la plénitude de son être individuel, de son Corps mystique, et de son Corps cosmique, sera, à Lui seul, la Jérusalem céleste, le Monde nouveau, où la multitude initiale des corps et des âmes – vaincue, mais reconnaissable et distincte encore – sera englobée dans une Unité qui la fera une seule Chose spirituelle.

Tous les efforts humains, dans l’action, la prière, la paix, la guerre, la science, la charité… doivent tendre à l’édification de cette bienheureuse Cité.

Ainsi s’achève, en une mystique, hautement réaliste, la philosophie de l’Union créatrice. Commencée sur des observations physiques et biologiques, continuée par des vues métaphysiques, elle se prolonge – toujours la même – en morale, en ascèse, en religion.

Semblable à la Philosophie antique, elle est bien plus qu’un système logique satisfaisant l’esprit : elle est une façon unique de vivre et de comprendre tout ».

L’Union créatrice, 1917, Ecrits du temps de la guerre, p. 224

Remo VESCIA Avignon, Palais des Papes, octobre 2015

Président honoraire du Centre Européen Teilhard

Commissaire de l’Exposition « Ensemble, construisons la Terre » après la projection du DVD.

vesciaremo@gmail.com

[1] Rappelons cette belle page du Phénomène Humain où, après avoir évoqué ce qu’il a appelé la Prévie, dans l’évolution de la matière et l’énergie spirituelle contenue dans le dedans des choses, Teilhard étudie l’apparition de la Vie, son expansion et la naissance de la pensée, le pas de la réflexion et le déploiement de la Noosphère : L’Homme est entré sans bruit…Depuis un siècle environ que s’est posé le problème scientifique des Origines humaines ; – je ne puis trouver une formule plus expressive pour résumer les découvertes de la Préhistoire…… L’Homme est entré sans bruit. En fait, il a marché si doucement que lorsque, trahi par les instruments de pierre indélébile qui multiplient sa présence, nous commençons à l’apercevoir  … etc      Le Phénomène Humain,   t . I des Œuvres Complètes, p.198

[2] . La Vie cosmique. Ecrits du Temps de la Guerre p. 25, première ébauche de sa grande vision du monde, écrite comme un testament, au front, en 1916, Teilhard s’écrie . « Soutenu par l’espoir immense de se grandir indéfiniment, de se béatifier lui-même, en prenant un point d’appui sur la Matière, l’homme, dans un renouveau de ferveur, se voue à l’étude passionnée des puissances de l’Univers et s’absorbe dans la recherche du grand Secret ; sa tâche austère s’enveloppe du reflet mystique par où fut illuminé le visage soucieux des alchimistes, auréolé le front des mages, divinisé le geste de Prométhée » 

[3] « Plus j’essaie de comprendre et de me comprendre, plus je me sens assoiffé d’un renouvellement humain ; mais plus aussi je me persuade que l’avenir est à ceux qui donneront, effrontément, à travers toutes les conventions nationalistes et bourgeoises, l’exemple d’une plus grande foi aux puissances de bien et d’esprit, cachées dans l’Homme, et d’un plus grand amour pour tout ce qui monte ou essaie de monter. Nous avons besoin d’un groupe de nouveaux saint François, – plus larges, agressifs et modernes que lui dans leur manière d’aimer le Monde, mais aussi logiques et ‘un-conventionnalistes’ que lui dans la pratique de leur idéal » (Accomplir l’Homme, p. 89).

Note du 6/02/1921 : « Montrer comment le mouvement de saint François n’a pas été seulement une réaction, mais une utilisation » ; et 4/10 : « Saint François, Renovatur facies Ecclesiae. » Cf. Péguy, Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc : « Il y a eu des saints de toute sorte. Il a fallu des saints et des saintes de toute sorte. Et aujourd’hui il en faudrait peut-être encore d’une sorte de plus » (éd. de 1921, NRF, 20-21) ; « Ils ne veulent plus rien recevoir ; comment donner à celui qui ne veut plus recevoir : il faudrait des saintes ; il faudrait de nouvelles saintes, qui inventeraient de nouvelles sortes » (Ed. Béguin, 1957, 78). Dans son premier article, paru au même n° du Correspondant que les sonnets de Péguy (10 nov. 1912), Teilhard parlait de « cette Eglise indéfiniment jeune, penchée sur tous les âges avec une indéfinie sollicitude. »

[4] Quelques lettres de Teilhard, témoignent de son amour pour St François : à son ami et confrère Auguste Valensin, le 21/06/1921) »… Je rêve d’un nouveau saint François ou d’un nouveau saint Ignace qui viendraient nous présenter le nouveau genre de vie chrétienne (plus mêlée au monde et plus détachée, à la fois) dont nous avons besoin. » ou à sa cousine Marguerite (Genèse d’une Pensée – pp. 402-403) : « J’ai été assez touché, aujourd’hui, par ce que j’ai cru découvrir dans la fête des stigmates de saint François. Jusqu’ici, cette solennité m’avait paru assez indifférente. Cette fois-ci, d’un mélange de douleurs et de joie. Je ne sais si tel est le sens vrai du prodige : mais j’y ai vu une des figures et une des révélations les plus parfaites qu’il y ait jamais eu dans l’Eglise, de ce Christ universel et transformateur qui s’est montré, je crois, à saint Paul, et dont notre génération éprouve si invinciblement le besoin, etc. » (17/09/1919). 4/10/1919 : « Saint François, Heureux les initiateurs et leurs compagnons qui sont portés vers leur Idéal par leur genre de vie, au lieu de le traîner sur eux comme une pesanteur et une attraction à la banalité ! » à L. Zanta, 15/10/19. 26 (Z, 79). 30/04/1927. La fonction poétique, selon Teilhard, est non seulement stimulée et favorisée par une perspective globale et englobante, par l’intuition et la passion du Tout, mais elle est essentiellement une démarche de synthèse. Teilhard n’est pas loin de partager cette opinion de Diderot : « Un sage était autrefois un philosophe, un poète, un musicien. Ces talents ont dégénéré en se séparant. La sphère de la philosophie s’est resserrée. Les idées ont manqué à la poésie. La force et l’énergie aux chants ; et la sagesse privée de ses organes, ne s’est plus fait entendre aux peuples avec le même charme. Un grand musicien et un grand poète lyrique répareraient tout le mal. » avec cependant une note d’optimisme plus accentuée. Et il aurait substitué « mystique » à « lyrique » dans la dernière phrase.