Quelques repères de François Cheng pour le Cahier de l’Herne

Texte de François Cheng
Extrait du cahier de l’Herne d’octobre 2022 (que nous remercions chaleureusement)

I – L’aboutissement de la Création n’est pas l’univers physique du Cosmos, mais la Vie. Certes, le Cosmos nous frappe par sa vastitude sans limite, alors que la Vie se répand dans un espace restreint, même si d’autres planètes pourraient être habitées. Cette écrasante disproportion de volume ne doit pas faire oublier une différence tout aussi écrasante de substance. L’univers physique est inconscient ; il ignore sa propre existence. La Vie, elle, est consciente ; elle voit et se voit, elle connaît la réalité de l’univers physique jusqu’à un certain degré, et, au niveau humain, elle est capable de s’interroger sur sa propre destinée au sein de ce Cosmos. Le mouvement de l’univers physique est mécanique et répétitif. L’ordre de la Vie, en revanche, est en devenir, comportant étapes et étages qui ouvrent sur de possibles dépassements.
Nous sommes donc là et nous observons. La splendeur des milliards de galaxies aux feux entrecroisés nous impressionne, nous stupéfie. Cependant, que de fois, face à la sublime scène d’un soleil levant ou d’un couchant, nous nous disons : « Cela est sublime parce que nous l’avons vu, sinon, tout serait en pure perte, tout serait vain. » Nous prenons soudain conscience que nous sommes l’œil ouvert et le cœur battant de l’univers. Si nous sommes à même de penser l’univers, c’est que l’univers pense en nous. Grâce à la Création, à partir du Rien, une immense chose est arrivée : l’univers ? non, la Vie. C’est la vraie aventure, la seule, et nous en faisons partie.
Ces innombrables étoiles qui indéfiniment tournoient, en dépit de leur magnificence, nous paraissent à la longue une énormité. Cette énormité, privée de notre regard et de notre émotion, pourrait provoquer une sensation d’insondable absurdité. C’est ce qui, après Pascal, arrive à Stephen Hawking, le grand astrophysicien récemment disparu. Après une vie vouée à de vertigineux calculs pour savoir comment fonctionne l’univers physique, il a lancé une phrase lapidaire : « Cet univers, au fond, ne serait pas très intéressant s’il n’y avait pas d’êtres qu’on peut aimer. »
De nos jours, nous portons aux astrophysiciens une immense admiration. Nous avons raison. Leurs recherches et découvertes sont une contribution inestimable. Mais quand ils s’érigent en maîtres à penser, avec des affirmations du genre :
« Nous sommes des poussières d’étoiles », voilà qui ne laisse pas d’inquiéter. L’aventure de la Vie dont nous sommes la fine pointe est d’un autre ordre. Nous pouvons échouer ; cela n’enlève rien à la complexité de cet autre ordre qui ne saurait être réduit à la seule matière.
Ici, j’entends la voix qui m’interrompt : « Mais voyons, nous pourrions échouer, dites- vous. Il y a pire : la Vie disparaîtra bien, comme poussière au vent, et avec elle tout le souvenir de l’existence humaine ! Soyons humbles et lucides. » En toute humilité, je donne ma réponse : « Qu’en savez-vous ? Nous qui ignorons l’Origine qui a présidé à tout, sommes- nous qualifiés pour dire le mot de la fin ? La puissance qui a été capable d’engendrer l’ordre de la matière et celui de la Vie n’est peut-être pas aussi bornée et à courte vue qu’on l’imagine. Tout ce qui est arrivé n’est-il de sa part qu’un soubresaut désinvolte, ou le résultat d’une simple chiquenaude ? La vision dont je suis issu, vision de la vie fondée sur l’idée de la mutation, offre, elle, une perspective ouverte.

II – Dans la nature, les espèces et les êtres qui la composent ont tous une identité plus ou moins définie, sauf l’homme. Possédant une âme et doué d’esprit, il est en devenir, appelé sans cesse au dépassement. Selon l’expression juste de Pascal : « L’homme passe l’homme ». Quand le génie de celui-ci est au service du mal, il est en capacité de détruire l’ordre de la vie même. En revanche, en lui réside aussi le désir de s’élever. Ce désir, ne s’assignant pas de limite, lui permet de prendre part au devenir de la Voie. Dans ce cas, la nécessité pour lui de se relier à une transcendance s’avère vitale. Platon l’avait bien compris : si l’homme veut atteindre la pleine mesure de l’humain en bien, il ne peut se contenter de fixer le critère de l’exigence en deçà de lui-même ; il lui faut tendre vers un au-delà, vers un divin dialogal et persuasif, garant de la vraie vie ouverte. À travers les leçons des pythagoriciens, Platon aurait pu comprendre que la vérité d’un triangle ne se révèle pas à celui qui reste à l’intérieur du triangle. Il lui faut prolonger chaque côté d’une ligne en suspension ; autrement dit, c’est depuis l’au-delà du triangle que se révèlent les lois qui la régissent.
Cette nécessité de ne pas fixer notre perspective en deçà du seul humain s’imposera plus tard, lorsque, avec l’avènement des Lumières, naîtra l’humanisme moderne. Celui-ci constitue un évident progrès par rapport aux âges précédents. L’histoire qui a suivi a prouvé cependant qu’un humanisme privé d’une vraie transcendance est voué à l’échec. Par vraie transcendance, nous entendons l’authentique source de la Vie, un divin qui est, non un a-humain, encore moins un inhumain, mais un suprahumain capable de reprendre tout l’humain et de l’orienter vers l’Ouvert de la transformation. L’homme qui pose le critère de valeur en deçà de lui-même, alors que l’on sait le mal radical dont il est capable, a de quoi nous faire craindre le pire. « C’est humain », expression apparemment anodine, relativise et excuse bien des fautes et des crimes. Mesure de toutes choses, n’ayant pour horizon que sa propre volonté de puissance et ses propres désirs de jouissance, l’homme, de révolution en révolution, a mené la marche de la Vie jusqu’aux catastrophes du xxe siècle. Aucune révolution n’a réussi à échapper à une forme de terreur, parce que ceux qui se soulèvent au nom de la justice, une fois au pouvoir, deviennent souvent d’implacables oppresseurs, tout en se disant justiciers.
Un homme, près de nous, a saisi ce phénomène. Dans son livre L’Homme révolté Camus affirme que pour prévenir tout ordre répressif, l’homme doit rester un être en perpétuelle révolte. C’est un principe simple et clair. Il risque seulement d’être insuffisant pour répondre à toute la complexité du drame humain. Une posture uniquement conflictuelle peut durcir l’âme et étouffer en l’homme d’autres dimensions de son être. La guerre d’Algérie, touchant l’écrivain de près, lui a fait voir que le problème de la justice est loin d’être simple. Il a fini par déclarer : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. » Que serait une justice sans une chance de bonheur par la beauté et l’amour ?

III – Une vingtaine d’années après mon arrivée en France, j’ai embrassé la Voie christique. Ce faisant, je ne me situe pas par rapport à une institution ou une croyance. J’épouse tout simplement une vérité qui a été vécue jusqu’à ses extrêmes conséquences. Ainsi, de la Voie du Tao qui atteste les grandes lois de la marche de l’univers vivant, j’accède à la Voie incarnée de celui qui déclare : « Je suis la voie, la vérité, la vie. » De l’une à l’autre, il n’y a pas eu de hiatus, de rupture ; cela n’a entraîné, chez moi, aucun renoncement. Au contraire, ce fut une progression qui, au fur et à mesure, me révèle, dans toute sa profondeur, une possible issue de la destinée humaine.
En montant sur la croix, le Christ a affronté le mal radical, cela au nom de l’amour absolu. Par cet acte unique, il a tenu les deux bouts : le sacrifice suprême qu’il a assumé est la preuve même de l’absolu de son amour. Cet acte est accompli une fois pour toutes ; personne ne peut aller plus loin. Une vérité s’est offerte là, d’une exigence extrême ; à chacun de mesurer la sienne par rapport à elle.

IV – Nous l’avons dit plus haut, l’homme possède une âme ; il est doué d’esprit. La constitution de son être n’est pas duelle (corps-esprit) mais ternaire (corps-âme-esprit). Se limiter au binôme corps-esprit est un appauvrissement. On a affaire là à un système clos où l’esprit court le risque de se soumettre à la tyrannie du corps, tant les besoins de celui-ci sont impérieux et insatiables. De nos jours, bien des penseurs éminents ne proposent en fait qu’un hédonisme plat et unidimensionnel qui pousse une morne répétition jusqu’à l’écœurement, comme un serpent qui se mord la queue. L’âme, reliée à l’Origine et animée par le souffle de vie, constitue bien le troisième élément capable de rompre la fermeture.
Il y a comme un partage des tâches entre esprit et âme, chacun exerçant son pouvoir dans des secteurs spécifiques. Comme il se doit, l’esprit fondé sur le langage régit toute l’organisa- tion sociale de la vie humaine. Il règne en maître dans les domaines de la réflexion philosophique et des recherches scientifiques. L’âme demeure un élément essentiel dans les domaines qui font appel à l’énergie intuitive et à l’élan du cœur, domaines difficiles à définir et pourtant vitaux : ceux-ci ayant trait à la beauté et à l’amour. La création artistique, à son niveau le plus élevé, unissant nécessité et liberté, constitue un des accomplissements suprêmes de l’humanité. L’amour aussi est une voie d’âme par laquelle l’homme approfondit sans cesse sa sensibilité comme son esprit, voie ascendante le menant à la sainteté, au sens le plus général du mot.
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, on voit que l’homme est un être capable de raison, et dans le même temps habité par la passion. Il convient que la raison régule la passion, sans la tuer. Une société totalement rationnelle, composée de personnes aux comportements uniformes, serait amenée inévitablement à devenir une société concentrationnaire. Notre engouement pour les robots qui semble techniquement supérieurs à l’esprit contient un danger ; une robotisation trop complète mène justement au type de société dont nous parlons. Dans ce contexte, l’âme affirme sa nécessité avec plus de netteté car la définition même de l’âme est cette part en chacun de nous qu’un robot ne peut jamais remplacer.

V – Durant ma longue vie, j’ai publié un assez grand nombre d’ouvrages. De cet ensemble émergent certaines œuvres plus marquantes que d’autres. J’ai pu constater, après coup, que mon esprit à la démarche ternaire m’avait amené, comme instinctivement, à composer trois « trilogies », à savoir trois romans : Le Dit de Tianyi, L’éternité n’est pas de trop, Quand reviennent les âmes errantes ; trois essais : Cinq méditations sur la beauté, Cinq méditations sur la mort, De l’âme ; trois recueils de poèmes : À l’orient de tout, La vraie gloire est ici, Enfin le royaume. Des trois genres, le plus fondamental, pour ce qui me concerne, est la poésie. De fait, je ne me reconnais de statut que celui de poète.
Il est une poésie qui exalte sensation et sentiment. Il en est une autre qui fait davantage appel à la conscience. Toutes deux se trouvent dans mon chant. Mais ma poésie se veut avant tout quête de l’Être qui se manifeste dans ses fondamentales intentionnalités. Mes vers n’ont de cesse d’interroger le mystère de notre destinée au sein de l’univers vivant. « Chanter, c’est être », cet adage de Rilke, je le fais mien, parce que je reconnais le Verbe comme la part transcendantale de l’humain, lui permettant de prendre part au devenir de la Voie.
Du coup, la demeure du poète se situe au cœur du Double-Royaume, et son chant se révèle forcément orphique. Unir les voix des vivants et des morts en d’inséparables flux, restituant par là la grande rythmique du courant éternel de la Vie, telle est bien la « mission » du poète qui, pour être digne de ce nom, se doit d’assumer, ne serait-ce que mentalement, les conditions extrêmes de la vie humaine.

Je m’exprime en français. Je suis convaincu que cette langue retrouvera sa vocation universelle.
Par la rigueur de sa structure et par son exigence de style, c’est une langue à étages qui tire l’esprit vers le haut. Elle conserve virtuelle- ment en elle l’irrépressible résonance prophétique.