Hommage au Père Henry Madelin
En l’an de grâce 2000, il y a vingt ans, le programme TEILHARD 2005 a été lancé avec quelques amis qui, dans le cadre général des Colloques annuels traditionnels de l’Association des Amis de Pierre Teilhard de Chardin, invitait à entreprendre des voyages sur les pas de Teilhard pendant cinq ans, pour la commémoration du cinquantenaire de sa mort survenue à New York, le dimanche 10 avril 1955.
TEILHARD 2005 se voulait un projet mobilisateur placé sous les auspices de l’Association des Amis de Pierre Teilhard de Chardin et de la Fondation Teilhard. Entre les années 2000 et 2005, une dizaine de Colloques ont ainsi été organisés, à la fois en France et dans un pays où Teilhard avait vécu, travaillé et aimé tout au long de sa vie. Ainsi, l’occasion de revivre, d’une manière ordonnée et presque chronologique, la vie de Teilhard, était proposée pour de mieux découvrir les aspects essentiels de sa pensée en évolution. Plusieurs membres de la famille de Teilhard y ont pris part, mais surtout le Père Henry Madelin s.j. nous a accompagnés à presque tous ces colloques. Il nous a constamment aidés de ses connaissances et de sa spiritualité profonde lui qui aimait voir en Teilhard un PENSEUR UNIVERSEL et un HOMME PLANETAIRE.
PARIS et STRASBOURG en France, mais aussi HASTINGS, LE CAIRE, PEKIN, ROME et NEW YORK autour du monde, jalonnèrent ce Tour de la Terre symbolique !
Sur ce tableau on peut retrouver les dates, les lieux et les thèmes de ces colloques qui nous ont permis d’ouvrir le siècle en communion avec Teilhard.
2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 |
LILLE | PARIS | PEKIN | ROME | NEW YORK |
HASTINGS | LE CAIRE | STRASBOURG | PARIS | PARIS |
Le sens de l’évolution en question? | Bâtir, protéger et partager la planète Terre | Maîtriser la Mondialisation | Foi en l’Homme, Foi en Dieu | L’Avenir de l’Humanité |
Les colloques de 2002, à Paris et au Caire, m’ont été confiés et j’ai été très heureux de les organiser en Egypte où j’avais été un élève du Collège de La Sainte Famille du Caire où Teilhard avait enseigné 35 ans auparavant, mes liens avec ce pays étant très forts. R.V.
Au Colloque préparatoire du Colloque à Paris, en octobre 2002, à l’Institut Catholique de Paris, Jean Lacouture empêché d’intervenir comme prévu pour nous présenter “Pierre Teilhard de Chardin, un génie encombrant pour son Ordre”, c’est le Père Henry Madelin qui a bien voulu accepter, au pied levé, de nous donner sa propre vision de Teilhard.
Le Père Madelin n’avait pas besoin d’être présenté. On savait tous qu’il enseignait à l’Institut Catholique, que, après avoir été Provincial des Jésuites de France, il était le Rédacteur en chef de la Revue Etudes. Aussi a-t-il accepté de bonne grâce de traiter le sujet.
Père Madelin : Je vais essayer de répondre à la question posée sans déflorer la conférence que je ferai au Caire qui porte sur la Noosphère. Le thème qui était proposé par Jean Lacouture était intéressant : Un génie encombrant pour son Ordre… un peu journalistique, comme titre, mais Jean Lacouture aime bien faire un peu de provocation… Génie, oui certainement, les Jésuites français sont fiers d’avoir compté en leur sein un homme comme Teilhard, mais il n’y a pas que les Jésuites français. On peut dire qu’en termes d’apologétique chrétienne, malgré les résistances, malgré les blocages, Teilhard est un grand apologète chrétien. On n’aime pas le mot apologétique aujourd’hui, et Teilhard l’aurait certainement récusé, mais je dirai que, comme Pascal, d’ailleurs il vient de la même province française, comme Pascal il a su parler à de nombreuses catégories, et surtout à des catégories nouvelles. Pascal savait parler à ceux qui étaient dans la jouissance de la vie, dans le ludique de l’époque, avec grande intelligence sceptique, ludique, et Teilhard est un homme qui a su s’adresser – et c’est dans ce milieu qu’il a le plus prospéré – à des gens qui étaient dans la rationalité de l’analyse du monde, qui avaient des formations précises, scientifiques, rationnelles, et il a su nouer en une espèce de gerbe la matière et l’esprit, l’origine et la fin.
Génie, donc, certainement. Encombrant pour son Ordre ? Tous les génies sont encombrants, ce ne sera pas la première fois qu’un génie gêne… Pour son Ordre, oui, mais aussi pour l’Eglise, il faut élargir le débat. L’Ordre des Jésuites s’est trouvé confronté à une pensée nouvelle, mieux adaptée à notre temps, centrée sur l’Evolution, centrée sur l’avenir de l’homme, sur les découvertes aussi, qui faisaient que l’homme était ce qu’il était – le berceau de l’humanité pèse d’un grand poids pour la réflexion de l’Eglise : d’où vient l’homme ? et Teilhard s’attaquait à deux questions cruciales : d’où est-ce qu’il vient ? où est-ce qu’il va ? Ces questions ne nous ont pas quittés. Et aujourd’hui la question : d’où vient l’homme ? est encore plus dramatique et j’espère que le Père Martelet l’évoquera demain parce que le ‘d’où vient-il ?’ est aujourd’hui beaucoup plus travaillé, nous sommes en présence de questions très graves, par rapport à l’animal, à la parole – cela aurait enchanté Teilhard – et je pense que l’on peut dire que Teilhard est d’autant plus précieux qu’aujourd’hui le ‘d’où vient-il ?’ s’obscurcissant davantage, la postulation de Teilhard pour l’homme qui doit trouver une ouverture vers autre chose que cette origine est d’autant plus pertinente, sinon l’homme est complètement ramené à sa dimension zoologique, biologique. C’est la force de Teilhard d’avoir voulu, à une époque où l’on magnifiait plus qu’on ne le ferait aujourd’hui, les origines de l’homme, trouver quelque chose qui est à la fois une réalité et une postulation, une espèce de point de sortie de l’humanité vers Oméga, une ouverture à Dieu, finalement, de l’humanité, un agrandissement de tout ce qui est contenu dans les Evangiles, avec l’apport spécifique de Paul et de Jean.
Encombrant pour l’Eglise : lorsqu’on lit de près les lettres, on voit qu’il y a une espèce de médiation des supérieurs de la Compagnie avec Rome – c’est-à-dire le Pape et ses conseillers. Les choses s’aggravent essentiellement sous Pie XII, mais la crise a commencé bien avant, avec les documents parvenus à Rome dès la fin de la guerre de 1914-18, et qui ont constitué le malentendu suprême, parce qu’ils ont bloqué les possibilités de production ensuite. Les supérieurs de la Compagnie étaient plus ou moins ouverts aux questions que posait Teilhard, mais servaient plutôt de ‘go between’ entre les Provinciaux français, le Supérieur Général des Jésuites et le Pape lui-même, puisque Teilhard a été reçu, dans les années 1948-49, par Pie XII, que des questions difficiles ont été discutées, et que Teilhard n’est pas revenu satisfait de ce voyage.
Cela étant dit, Teilhard arrive en Egypte en 1905 – situez un peu ce que cela veut dire dans l’histoire de la Compagnie de Jésus, de cette époque. La Compagnie de Jésus a une histoire assez complexe, il y a du génial dans le banal… Les Jésuites font un vœu d’obéissance spécifique au Pape, comme ne le font pas d’autres religieux, un vœu spécial justement pour sortir de chez eux, pour aller dans les Missions, eh bien les Jésuites ont été supprimés, par un Pape – une bulle papale, à la fin du 18ème siècle, a supprimé leur existence. C’est très bien raconté par Lacouture dans son livre Les Jésuites. C’est une époque où les ambassadeurs des pays très chrétiens pesaient de toutes leurs forces sur l’élection d’un Pape, et un Franciscain avait été approché et on lui avait dit : on votera pour vous, mais l’une des conditions c’est que vous décidiez, une fois élu, de supprimer la Compagnie de Jésus. C’est dire l’amour extrême qui unit les Ordres religieux… Ce Franciscain est devenu pape, et il y a eu un moment, comme dans les gouvernements politiques, où il a fallu passer aux décisions, après ce qu’on a promis, si bien qu’il l’a fait. Ainsi on n’entend pas parler des Jésuites pendant la Révolution française parce qu’ils ont disparu de la scène, ils sont soit retournés dans leurs foyers, si l’on peut dire, ou bien sont devenus prêtres dans les diocèses, ou sont partis à l’étranger : deux Etats ont refusé d’appliquer les consignes du Saint Siège – là on revient à des problèmes d’orthodoxie – c’est la Russie avec Catherine II et la Prusse avec Frédéric II. Et pourquoi ? Non pas parce qu’ils avaient un amour passionné de la foi catholique, mais parce qu’ils voulaient moderniser leur pays, et surtout pour Catherine II, les collèges étaient essentiels – pas de changements en Russie si la modernisation ne passe pas par l’enseignement scolaire. Là on retrouve quelque chose d’extraordinaire dans une invention d’Ignace de Loyola, qu’il n’avait pas prévue au départ mais qui lui a été un peu imposée par les faits, c’est l’idée que lorsqu’on n’arrive pas à changer une génération, il faut reprendre le problème avec la génération suivante, c’est-à-dire les enfants, donc il faut donner le savoir et en même temps les conditions pour que la foi puisse arriver ou se maintenir – les meilleures conditions, parce que cela n’appartient pas qu’aux Jésuites. C’est une réalité qui s’est rencontrée dans beaucoup de pays du monde. On peut dire qu’aux Etats-Unis, pour les enfants d’immigrés on a donné cette manière d’être – être chrétien si possible et en même temps devenir citoyen américain. Cette non suppression de la Compagnie dans ces deux pays donc – la Russie et la Prusse – a créé un mouvement qui ne s’est pas interrompu, puis en 1815, finalement les Jésuites sont rétablis sous la pression des rois qui les avaient supprimés et les Jésuites français connaissent une expansion extraordinaire. A la sortie de la Révolution française, à la sortie de l’épopée napoléonienne, l’Eglise de France est en très mauvais état : il y a à peu près cent ordinations de prêtres par an, ce qui est d’ailleurs le chiffre actuel. Les Jésuites réapparaissent et on a l’impression qu’inconsciemment ils se vengent de la façon dont ils ont été traités sous la Révolution et sous Napoléon, par une extraordinaire expansion missionnaire, surtout les Jésuites français, au point que leurs effectifs sont très nombreux et qu’au moment où les Jésuites arrivent en Egypte, il y a à peu près un jésuite sur trois, dans le monde, qui est de nationalité française – proportion qu’on ne retrouvera plus. L’expansion ce ne fut pas seulement l’Algérie, mais la Grèce, le Proche-Orient et l’Egypte. On peut dire que le bassin méditerranéen a été très influencé par une sortie de France des Jésuites, comme s’ils n’arrivaient pas à se resituer dans les problèmes français, comme s’il y avait une espèce de soif missionnaire, pour faire autre chose que ce qu’il était possible de faire dans la société française. En 1905, on l’a rappelé tout à l’heure, c’est le moment de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat qui va beaucoup occuper les discussions françaises pendant les années qui viennent et il faut rappeler que Teilhard suit une formation, à l’intérieur de sa congrégation, qui se passe à l’étranger, à Hastings et à Jersey, et la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’est qu’une étape supplémentaire, car auparavant il y a eu l’expulsion des congrégations enseignantes, donc des Jésuites. C’est pourquoi je voudrais souligner un premier trait de Teilhard, important, c’est la volonté d’appartenir à son propre pays. Il y a quelque chose d’un déni de justice sous la IIIème République, à une époque où il n’existait pas de Conseil Constitutionnel : voilà des religieux qui sont chassés de leur propre territoire, en raison de leurs croyances, en raison de ce qu’ils font, mais aussi parce qu’ils sont catholiques enseignants – c’est comme si un Conseil Constitutionnel créait tout à coup des citoyens de seconde zone dans une République une et fraternelle. Donc Teilhard se forme à l’étranger, vient en France pendant les vacances scolaires, où il fait quelques travaux de recherches, de géologie, et je pense que l’Egypte lui a donné ce sentiment très fort d’attachement à la France parmi toutes les populations qu’il a rencontrées et qui envoyaient leurs enfants au collège. On voit chez Teilhard ce sentiment de réconciliation avec la terre et la chair de la nation au plus fort pendant la guerre de 1914, avec un article célèbre paru en janvier 1917 dans les Etudes, La nostalgie du front. Lorsque nous avons publié à nouveau ce papier il y a deux ans, nous avons reçu quelques lettres de gens outrés, disant mais comment est-ce possible, chez Teilhard, cette célébration de la guerre ? Comment un religieux peut-il penser ainsi sa propre appartenance ? La réponse est : il faut lire cela au deuxième degré. Teilhard a vécu la guerre comme le lieu où la liberté est face à la mort possible, comme un moment où toutes les habitudes, toutes les manières de faire conformistes sont volatilisées et comme une espèce d’espace formidable offert à l’aventure, à un avenir menacé – et quand on y arrive, c’est un avenir merveilleux. Et puis surtout, il l’a vécu, comme tous les autres prêtres et religieux de France, comme un acte de réconciliation avec la France, avec toutes les catégories sociales qui étaient là, et comme on le sait, pendant la guerre de 14, on était surtout entouré de paysans des provinces françaises, qui montaient quelquefois pour la première fois si haut à l’intérieur du territoire français, c’était donc une espèce de revanche charnelle sur les politiques qui les avaient exclus : ils étaient au milieu des Français. On a revu cela en 1924, quand M. Herriot, en difficulté avec les Bons du Trésor, crise de confiance, crise financière, a dit : on va faire deux choses, enlever le Concordat à l’Alsace-Lorraine et faire repartir les religieux à l’étranger, il y a eu des affiches dans Paris : ‘Nous ne partirons pas ! Où étiez-vous, Monsieur Herriot ? Nous, nous étions dans les tranchées, sac au dos, et nous nous sommes battus avec les Français.’ Et les opérations se sont alors arrêtées là.
Ce Teilhard de la guerre de 1914, après avoir publié cet article qui a déjà causé en 1917 un petit scandale, a rajouté dans les éditions postérieures une note où il parle des cataclysmes immenses qui n’ont eu jadis pour témoins que des animaux. Il ramène ce qui s’est passé en 1914 à ce qu’il y a eu autrefois, et c’est une très belle image : il y a eu aussi autrefois des chocs terribles et seuls des animaux ont pu les voir… Il se compare lui-même, ayant raconté ces événements, à une bête dont l’âme s’éveille à des réalités dont elle ne parvient pas à percevoir le sens. Voilà le zoologiste qui se compare à un animal qui voit ce qu’il ne peut pas encore nommer : ce qu’il vient de voir, c’est quelque chose qui n’a pas encore de discours possible pour le comprendre. Premier aspect de Teilhard.
Le deuxième aspect, que voulait souligner, je pense, Jean Lacouture, c’est Teilhard resté jésuite. C’est une question qui est dans sa correspondance : faut-il rester chez les Jésuites ? Que doit-il privilégier, la vocation de savant, les succès étonnants qu’il rencontre à Paris dans les milieux scientifiques et pas seulement là – il y a un charme extraordinaire de Teilhard sur les hommes, sur les femmes. Quand j’étais Provincial, il y a vingt ans, je suis allé voir les Jésuites en Inde, lieu où se développe actuellement une grande expansion de la Compagnie, et je me suis trouvé un soir dans une maison de formation des Jésuites à Poona, dans l’Ouest de l’Inde, et les étudiants, en anglais, représentaient ce soir-là une pièce de théâtre qu’ils avaient montée eux-mêmes, et c’était une pièce consacrée à Teilhard. Qu’avaient-ils retenu de Teilhard ? Ils situaient leur pièce en 1919-1920 : Teilhard est rentré de la guerre, il reprend petit à petit des activités scientifiques, il est sollicité pour des publications, pour des enseignements puisqu’il est déjà quelque peu connu, et il reçoit la visite de ses amis laïcs, des gens avec qui il a partagé la vie dans les tranchées, tous ceux qu’il a connus, tous ceux sur qui son charme opère, et qui lui disent : mais qu’est-ce que tu fais là, mon cher Teilhard ? Il faut partir ailleurs, tu n’as pas d’avenir en revenant à l’intérieur d’une structure comme un Ordre religieux qui ne te donnera pas les coudées franches pour faire ce que tu dois faire. Et Teilhard argumente, avec ces Indiens, en expliquant que ce n’est pas si simple. Ce qui fait l’énergie par excellence de sa vie, c’est son appartenance au Christ, où la vivrait-il ailleurs que dans ce qu’il a choisi par vocation ? Et puis il ne se sent pas particulièrement brimé – nous sommes au début, à cette période, et il leur fait un discours d’apologétique sommaire : non, l’endroit que j’ai choisi est le bon endroit. Je rapproche ce trait de la réflexion de l’Abbé Breuil qui a fait une carrière un peu parallèle à celle de Teilhard. L’abbé Breuil a dit, à la mort de Teilhard : ce qui a fait que Teilhard est devenu grand, c’est son appartenance à l’ordre des Jésuites. Ce n’est pas exactement cela, c’est parce que Teilhard n’a pas dérivé d’une double appartenance, c’est parce qu’il a été à cheval sur deux registres qu’il a présenté un intérêt majeur. Si Teilhard avait obéi à ce que demandaient en 1920 ses visiteurs, je suis sûr qu’aujourd’hui nous ne serions pas réunis ici. C’est-à-dire que c’est justement cette tension intérieure qui a créé quelque chose de grand, qui l’a fait remarquer. Et j’ai lu dans sa Correspondance :Teilhard lui-même expliquant que le fait que ses papiers étaient contestés, qu’il avait rencontré des difficultés pour publier – cela ne veut pas dire qu’il faut justifier tout ce qui s’est passé – mais Teilhard lui-même explique que cela l’a obligé à réécrire des passages entiers qui peut-être avaient été écrits trop vite, à repréciser des notions qu’il n’avait pas assez travaillées. Donc il y a un travail de transformation de soi-même, à cause des contraintes qu’il rencontre, qui n’est pas à négliger et qui fait que Teilhard est devenu Teilhard. Il ressemble à l’artiste dont Nietzsche donne la définition suivante : c’est quelqu’un qui danse avec des chaînes. – Eh bien, Teilhard a dansé dans des chaînes.
Un autre trait, c’est l’optimisme invétéré de Teilhard. C’est un peu fatigant, c’est par-là qu’il est peut-être encombrant, et c’est ce qui fait la difficulté de la lecture aujourd’hui, peut-être parce que les modernes sont trop sombres. C’est vrai que cette société, en principe satisfaite d’elle-même, par son niveau de vie… Teilhard boit l’obstacle.
… J’appelle boire l’obstacle le fait qu’il a toujours tendance à voir le côté positif des évolutions. Quelquefois il a avalé des obstacles énormes : j’ai cité la guerre, la bombe atomique (dans des textes comme En regardant un cyclotron) – bien sûr il dit qu’il y a des dangers énormes derrière l’atome, mais aussi regardons l’immense découverte humaine qui est derrière cela, le côté d’ombre de cette découverte est assez vite effacé. C’est vrai aussi pour le chômage : oui, bien sûr, la crise de 1929, l’économie souffre des difficultés, mais de toute façon ce n’est pas grand-chose par rapport au mouvement dans lequel on est parti… Voilà. Toute lecture synthétique des réalités qui a une perspective d’avenir, une perspective large, se heurte forcément à des difficultés d’interprétation quand on entre dans des blocages.
Je voudrais entrer maintenant dans la Correspondance, pour essayer de faire sortir quelques questions que Teilhard se pose lui-même – nous allons donc rester dans la mouvance de ce matin. J’ai pris des exemples dans sa correspondance, après 1945. Nous essaierons de trouver dans Teilhard des éveils à la question qui nous est posée aujourd’hui : encombrant ? pourquoi cela n’avance-t-il pas ? que se passe-t-il ?
Mais avant de faire cette plongée dans la correspondance de 1945-1949, au moment où il est à Paris, 15 rue Monsieur, je voudrais revenir encore un peu à l’Egypte. En 1926 Teilhard repasse par le Canal de Suez pour partir en Chine – on lui a dit qu’il ne pouvait plus enseigner à l’Institut Catholique à Paris, et on l’envoie en Chine : c’est compliqué, il ne voulait pas parce qu’on le chassait d’ici, et en même temps c’était quelque chose de grand qui s’ouvrait au point de vue scientifique. C’est la chance de Teilhard, chaque fois qu’il y a un déplacement, il y a toujours un événement magnifique qui se produit après le déplacement – la Chine c’est l’homme de Pékin – et les pauvres supérieurs s’affolent à chaque fois parce que chaque fois que Teilhard est quelque part – c’est son côté encombrant – il y a un événement qui surgit…
Nous voici donc en 1926, il repasse en bateau dans la zone et il décrit le paysage dans ses Lettres d’Egypte : « Après avoir pendant une journée entière traversé les sables blancs de l’isthme de Suez, nous sommes entrés dans la Mer Rouge. Le soir souvent la mer devient lisse, huileuse et sa surface paraît blanche et opaque comme du lait. D’autres fois, les gros orages qui éclatent sur la montagne d’Afrique forment d’épais nuages où le soleil couchant pose des couleurs de gloire. Tout cela est magnifique, parce que cela fournit une sorte d’expression nouvelle et sans cesse renouvelée aux aspirations et aux attentes de l’esprit et du cœur et tout cela, par suite, est quelque chose où vous passez et qui passe en vous. J’ai toujours eu, peut-être à cause de ma première initiation et de mon premier enchantement en Egypte, une prédilection pour ces chaudes et désertiques régions de l’Arabie, toutes parfumées d’encens et de café, et j’ai encore senti combien mes sympathies et ma nature, incapables de se maintenir sans christianisme, sont cependant tout entières de ce côté du monde qui n’est pas encore christianisé. Je l’ai senti avec une clarté accrue, et je ne dirai pas que cette constatation n’ait pas sa nuance angoissante et un peu tragique. Que faire ? sinon continuer vigoureusement la partie dans laquelle je me trouve engagé. Je sens que si j’hésitais, je serais perdu ou du moins je perdrais toute ma force. Je ne puis pas plus toucher au Christ, le vrai, le grand, en moi, qu’au monde. Il faut donc qu’ils s’exaltent en moi, mutuellement. »
Il est donc dans cette zone du Canal de Suez, il y a l’Erythrée aussi. Tout à l’heure, on n’a pas dit qu’il n’est pas loin de ce qui sera pour lui plus tard la grande zone de naissance de l’humanité. Vous avez exalté les Coptes mais vous n’avez pas osé dire qu’ils auraient pu être les premiers hommes. Il y a quelque chose du côté du démarrage de ce qu’on appelle l’homme, qui a un rapport avec la région dans laquelle nous sommes. Et puis il a un très grand ami, Henri de Monfreid, un aventurier fantastique chez qui il s’arrête et qu’il voit souvent, qui est dans cette région. Ce que je retiens de ce texte, c’est que Teilhard a conscience, en 1926, d’être embarqué dans une aventure où il a à vivre son christianisme dans une région très peu explorée et tournée vers les Gentils, et qu’il doit se tenir à ce double appui pour avancer.
Un peu plus tard, je suis dans la correspondance à partir de 1948. J’ai fait quelques prélèvements dans un ouvrage : Accomplir l’homme – ce sont des lettres envoyées à deux amies américaines. Teilhard envoie ces lettres depuis la rue Monsieur, c’est toujours le même schéma, c’est très bien construit, il remercie des nouvelles qu’il commente, puis il passe à lui-même : et moi, où est-ce que j’en suis, comment est la situation ? Et ce sont ces prélèvements là que je voudrais essayer de faire sortir pour répondre aux questions du ‘génie encombrant’.
Lettre du 26 mai 1948 :
« Combien je me sens faible et désarmé en ce moment, mais comme je vous disais déjà dans ma précédente lettre, n’est-ce pas un des principes les plus chers au christianisme que Dieu se plaît à agir à travers nous d’autant plus que nous avons davantage conscience de notre impuissance. Maintenant que le voile de ma personne tend à se faire plus ténu parce que je me sens si désarmé, j’ai confiance que Dieu va en quelque façon me relayer. » C’est un texte complètement mystique : c’est dans la faiblesse que je suis fort, c’est Dieu qui prend le relais. Nous allons le voir, il est ici dans une phase assez difficile sur le plan psychologique et sa santé est assez ébranlée. Mais il entre dans le mystère pascal. Je continue : « Le monde » – et c’est là une vision de Teilhard « le monde ne tend-il pas à devenir un, si vite » – cela caractérise le monde actuel – « que certaines différences vont s’effaçant entre pays. Réellement, à certains moments, je ne vois plus très bien la différence entre être à Paris ou à New-York. L’essentiel est de vivre dans la direction où tout converge, où par suite Dieu se lève, en avant. » Tout converge, en avant – l’évolution est tellement rapide, le monde est si vite que finalement les lieux d’appartenance perdent de leur netteté, là on est plus près de la Noosphère, c’est l’aspect biologique des questions, l’aspect traditionnel, l’aspect d’ancrage historique qui s’efface, il y a donc une espèce de couche noosphérique, une couche d’esprit, qui est complètement issue du biologique mais qui s’en émancipe de plus en plus. Etre à Paris, être à New-York, de toutes façons les choses vont si vite que l’on va vers quelque chose de nouveau à l’horizon.
Lettre du 13 août 1948 :
« Ici, en ce qui me concerne, toujours rien de très précis, sauf, comme vous le savez déjà, que je suis amicalement prié de venir causer à Rome en octobre. Ce sont ouvertement des offres de paix. Moi j’ai tellement toujours vécu dans l’opposition que cette bienveillance me gêne. Le prétexte de la visite est de régler la question de la publication du « Phénomène humain », et on me fait entrevoir toute permission pour le Collège de France et l’Amérique, et une latitude plus grande d’écrire. » – c’est un peu optimiste… Il y a là une question sur le Collège de France qui va beaucoup l’énerver, qui est une manière lamentable de régler les questions, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de réponse à temps pour un enseignement : nous sommes au mois d’août, il est sollicité pour des cours au Collège de France à la rentrée universitaire et il ne cesse de dire : dites-moi oui ou non, je dois répondre aux gens qui me demandent, mais il n’y a pas de réponse… Il y a une espèce d’infini coton bureaucratique. « Je n’ai aucun doute sur la sincérité des sentiments, mais je doute un peu de la possibilité d’un accord de fond. En fait, si je vais là-bas, ce sera surtout pour profiter de ma chance de pouvoir dire exactement, et à la tête même de la hiérarchie, ce que j’ai, non pas sur, mais dans le cœur. La question de fond réellement en jeu est de savoir jusqu’à quel point l’autorité officielle est oui ou non décidée à accepter et à intégrer dans la foi chrétienne la foi en un avenir, en une super-révolution terrestre de l’humanité. Si c’est non, pas de collaboration possible entre nous. Depuis mon retour en France, j’ai écrit deux choses, dont un essai assez long intitulé ‘Comment je crois’ où, en trois parties : une physique ou phénoménologique, une métaphysique, une mystique, j’ai tâché de présenter sous ses dernières formules, la totalité de ma Weltanschauung. Ce n’est certainement pas publiable bien que parfaitement orthodoxe à mon avis, mais utilisable pour professionnels ou gens intelligents sélectionnés. Un demi-clandestin de plus, quoi. Je vous en enverrai une copie quand j’en aurai. Ce travail m’a distrait et j’en avais besoin, je n’arrive pas encore à bien me débarrasser de cette espèce d’état anxieux, d’origine purement physique, c’est devenu très clair, qui avait commencé à New-York. Je vous ai dit que c’est une chose que j’ai déjà eue – question de patience. J’ai un bon médecin ami, maintenant en vacances, naturellement. » Les problèmes remontent loin…
Lettre du 3 décembre 1948 (Il est allé à Rome)
« Vous savez déjà le résultat, jusqu’ici négatif, de mon séjour à Rome. De là-bas je garde, en somme, un bon souvenir : le pays, la lumière dorée, un accueil très sympathique des autorités de mon Ordre, etc. Mais j’ai bien dû constater que si, par Saint Pierre passe bien réellement l’axe principal de la foi du monde en un Dieu super personnel et aimant » – ce qu’il appelle quelquefois le phylum catholique – « en revanche, le Vatican et ce qui l’entoure se caractérisent par un manque radical de foi et de ferveur humaines. » Il dit cela dans des lettres, des lettres personnelles, jamais il n’écrirait des choses aussi dures dans des textes publiés, c’est dans ces lettres que l’on saisit le fond de sa pensée. « Et cette expérience à laquelle je m’attendais sans bien la mesurer, aura eu l’avantage de me fixer plus définitivement encore, si c’était possible, dans ma résolution de consacrer ce qui me reste de temps et d’énergie à développer et propager, précisément, la conviction rationnellement et biologiquement établie, que l’homme n’est pas achevé et que, sous les apparences du phénomène social, c’est encore le monde qui s’enroule en nous et autour de nous, pour dégager plus de lumière et de chaleur conscientes. Sur ce point, rien ne saurait désormais me faire rétrograder, ni atténuer ma position. Toute la question purement technique et stratégique est de savoir comment agir le plus efficacement autour de moi : rompre avec mon Ordre ne ferait que du tort à mon action, et on ne m’en donne, en fait, aucun prétexte, sauf les brimades qu’on m’impose clairement, à regret, parce qu’on est prisonniers, à Rome, de l’impression que font sur d’autres Romains les choses. Le Collège de France est à l’eau, mais il reste encore une ombre de chance pour le livre, et un peu plus pour l’Amérique. Attendons. »
En somme, si je résume ce que l’on trouve dans ces lettres – j’en arrive à la fin – il y a une expérience d’appartenance à un Ordre religieux et l’impression que s’il en sortait, il entrerait dans une espèce de désordre, pour lui il y a un ordre et il y a un désordre. Il est assez intelligent pour sentir les résistances. Il y en a une part qu’il trouve normales, comme dans toute nouveauté qui apparaît, mais il y a une autre part qui est pour lui synonyme de blocage culturel grave, et donc difficilement contournable. Mais il pense toujours que le temps va améliorer les choses, il pense que les appuis qu’il a vont convaincre les responsables et en fait, cela tarde. On s’aperçoit que dans cette période, il a quelques difficultés de santé – c’est un infarctus – qui vont l’obliger à se reposer, il va partir à St Germain-en-Laye pour un long séjour, il est très fatigué dans la période 1948-49. Puis on a l’impression que tout repart quand il arrive aux Etats-Unis.
Je voudrais essayer de faire sentir cette approche de Teilhard, parce que, finalement, ce qui lui tient à cœur, c’est une analyse matérielle et spirituelle – on peut dire profane et religieuse, banale et sacrée – qu’il mélange à plaisir pour mieux les distinguer. Je voudrais dire quelques mots tirés de l’Hymne de l’Univers et du Milieu Divin, sur la genèse de Jésus-Homme et du Christ total, parce que c’est là que l’on saisit comment sa perception de l’évolution atteint son maximum. De par son double enracinement dans la science moderne et la foi chrétienne, le Père Teilhard de Chardin n’a cessé de réfléchir, de parler, d’écrire sur la profondeur inépuisable de l’Incarnation. Il y a dans Hymne de l’Univers et le Milieu Divin des pages éblouissantes sur ce que les chrétiens célèbrent au moment de Noël. C’est une méditation sur les récits évangéliques, élargie, agrandie démesurément, avec une méditation de Jean et de Paul, avec une dimension cosmique donnée à l’événement immergé dans l’immensité de l’espace et l’épaisseur du temps. De temps en temps le Christ est le Pantocrator des basiliques grecques, celui qui est dans la voûte et illumine l’ensemble du bâtiment ; de temps en temps, au contraire, et plus souvent, c’est l’immersion dans l’espace et le temps humains qui fait saisir la grandeur du Christ. Ici nous sommes dans une méditation de la divinisation de l’homme par Dieu fait homme.
Ce qui tourmente Teilhard, c’est le fait que les hommes ne sont plus tournés vers l’avenir, c’est que les hommes n’ont plus beaucoup de foi dans le progrès et c’est intéressant d’entendre Teilhard ranimer les énergies de progrès dans l’homme. On dirait aujourd’hui qu’ils n’ont plus de grandes utopies. Et pourtant elles existent encore en 1949-50, mais il les voit déjà mourantes. Je cite :
« Pourquoi donc, hommes de peu de foi, craindre ou bouder les progrès du monde ? Pourquoi multiplier imprudemment les prophéties et les défenses ? N’allez pas … n’essayez pas, tout est connu, la Terre est vide et vieille, il n’y a plus rien à trouver…
Tout essayer pour le Christ, tout espérer pour le Christ, nihil intentatum, voilà juste au contraire la véritable attitude chrétienne, diviniser mais pas détruire, mais sur-créer. Nous ne saurons jamais tout ce que l’Incarnation attend encore des puissances du monde, nous n’espérerons jamais assez de l’unité humaine croissante. »
Pendant ce temps-là il se heurte de fait à une foule de gens qui ne veulent plus trop bouger. C’est le temps du confort des trente glorieuses qui vient. Quand il parle ainsi, il pense aussi aux gens d’Eglise : l’institution est en place, qu’est-ce que cet homme qui bouleverse la lecture des Ecritures simplement parce qu’il les lit dans une grandeur totale ! Dans un monde qui s’unifie peu à peu en se complexifiant, les croyants doivent, pense-t-il, se laisser porter par les flux de l’évolution, puisque, avec elle, le Christ continue de grandir sous nos yeux, lui qui n’a pas encore atteint sa pleine stature mystique, cosmique. Je cite :
« Depuis que Jésus est né, qu’il a fini de grandir, qu’il est mort, tout a continué de se mouvoir parce que le Christ n’a pas achevé de se former. Il n’a pas ramené à lui les derniers plis de sa robe de chair et d’amour que lui forment ses fidèles. Le Christ n’a pas atteint sa pleine croissance, ni donc le Christ cosmique, l’un et l’autre, tout à la fois, ils sont et ils deviennent. » Ce n’est pas la lecture de la Nativité – la Nativité, c’est le devenir du Christ, donc ce n’est pas regarder nostalgiquement en arrière, ce n’est pas la pureté idéalisée du passé, c’est la naissance du Christ elle-même qui annonce un futur, et cette naissance est déjà un point d’arrivée, qui va continuer à se déplacer sur le curseur de l’Histoire en s’agrandissant.
Et je me tourne maintenant vers la lecture que fait Teilhard du passé jusqu’au Christ. Il y a eu, avant la naissance du Christ, dit Teilhard, un immense temps qui est fait d’une grande agitation cosmique, des progrès de l’instinct, de la lente éclosion de la pensée, de l’éveil de la conscience, du frottement aussi de multiples cultures. Dans un village ignoré, après toute cette agitation cosmique, spirituelle, culturelle, loin des agitations impériales, hors des palais des grands, paraît, un jour du temps, un enfant dans la fragilité. Et, dit Teilhard, entre les mains jointes de Marie s’achève une vivante assomption du matériel et du spirituel – pour lui, Marie est le résumé du matériel et du spirituel qui peuvent se joindre un jour. Dès lors nous n’avons plus à nous scandaliser de ces attentes interminables imposées par le Messie. Je cite, et la composition est splendide :
« Les prodigieuses durées qui précèdent le premier Noël ne sont pas vides du Christ, mais pénétrées de son influx puissant. Il ne fallait rien moins que les labeurs effrayants et anonymes de l’homme primitif et la longue beauté égyptienne, et l’attente inquiète d’Israël, et le parfum lentement distillé des mystiques orientales, et la sagesse cent fois raffinée des Grecs, pour que, sur la tige de Jessé et de l’humanité, la fleur pût éclore. Toutes ces préparations étaient cosmiquement, biologiquement, nécessaires pour que le Christ prît pied sur la scène humaine. Quand le Christ apparut entre les bras de Marie, il venait de soulever le monde. »
Il ne suffit pas de soulever le monde, il faut que le monde continue, et il s’agrandit toujours de nouvelles découvertes, donc le Christ doit s’agrandir en même temps. Penser autrement, ce serait pécher contre l’Esprit. Voici un dernier texte de Teilhard sur ce sujet, s’adressant au Christ : « Voici que votre humanité palestinienne s’est peu à peu répandue de toute part, comme un iris innombrable où votre Présence, sans rien détruire, pénétrait, en la suranimant, n’importe quelle autre présence autour de moi. »
Conclusion
Il a été cité hier des témoignages de presse dans les kiosques. J’en ai trouvé un autre hier, inattendu : dans le Journal Libération, il y a la présentation de la sortie de L’énergie humaine au Seuil, Points Sagesse. Evidemment on prend des expressions modernes pour présenter Teilhard, on dit qu’il se considérait comme un free lance printer – je n’ai jamais vu ça nulle part, mais acceptons-en l’augure… Libération a compris : Teilhard de Chardin développe une pensée peu orthodoxe, bien qu’empreinte de Saint Paul et de la doctrine des Pères grecs, il tente de dépasser les catégories scolastiques d’acte, de puissance, d’accident, de matière et de forme – ce qui est assez juste. Et voici plus important : le monde est fait d’étoffe spirituelle, voilà l’essentiel de ce livre, est-il dit. « Penser l’unité dans le cadre d’un univers en évolution » c’est une phrase de Teilhard qui est épinglée « Comment, en effet, concilier physique et métaphysique dans une complexité consciente toujours croissante ? Peut-être en ne commettant pas l’erreur mécaniste qui placerait la matière avant l’esprit. » Et là nous avons du Teilhard tout pur. « Seuls le spontané et le conscient existent à l’origine, en sorte que les déterminismes où nous aimions à placer l’essence du monde ne soient plus qu’un voile de rigidité jeté par le jeu des grands nombres sur une masse de libertés élémentaires. » Il faut renverser la lecture : c’est la liberté au commencement qui est enveloppée dans un voile de déterminismes et qui va surgir de plus en plus fortement. Donc l’univers serait fait d’une étoffe spirituelle, laquelle est couronnée par l’énergie humaine, c’est le titre du livre, qui trouve sa plus belle expression dans l’amour – on l’a dit hier -, la fin vers quoi tend le Cosmos, l’Oméga de toutes choses. Et cela permet la réalisation de chacun dans la personne : non seulement l’amour a la vertu d’unir sans dépersonnaliser, mais il ultrapersonnalise en unissant.
Voilà donc ce parcours. Génie encombrant… formule encombrante, mais finalement Teilhard est d’autant plus précieux que, au cours du 21ème siècle, la lecture sans doute matérialisante des origines de l’homme a de fortes chances de remporter de grands succès médiatiques, et c’est déjà bien commencé. Et les générations qui montent vont être confrontées à des lectures pessimistes sur le sursum que représente l’homme dans l’évolution de la Création. C’est justement parce que ces lectures sont sombres que tout l’effort teilhardien exceptionnel consistant à voir la liberté et la conscience en germe dès le départ devra être de nouveau présenté et surtout à des sceptiques modernes, à des gens enfoncés dans l’instant, qui n’ont plus de grandes utopies – elles sont mortes, c’est vrai – il faudra montrer comment cette évolution conduit quelque part, et pour Teilhard, elle conduit vers Quelqu’un.
………………
Lettre–préface des Actes du Colloque du Caire suivie de l’intervention du Père Madelin sur la Noosphère.
Chers Amis,
Nos Colloques Teilhard 2002, à Paris et au Caire, se sont déroulés conformément à nos plans, mis au point, depuis deux ans, notamment avec André Peltre dans le cadre du programme TEILHARD 2005. Nous avons déploré quelques défaillances de dernière heure : à Paris, celle de Jean Lacouture, empêché et remplacé avec maestria par le Père Madelin lequel a bien voulu, également, au Caire, remplacer de bonne grâce le Président d’Honneur M. Michel Camdessus requis en Afrique par le Président de la République ! Mais, grâce à l’esprit du plus illustre des jésuites du XXe siècle – ainsi qu’à quelques égyptiens amis – l’accueil, la sympathie et l’intelligence n’ont jamais manqué, à Paris aussi bien qu’au Caire. Et tout a été, tout le temps, à la hauteur du message et de la vision unifiante de Teilhard..
Je ne vous parlerai pas des prestations des membres de l’Association, ce serait un plaidoyer pro-domo, vous les trouverez dans les Actes qui suivent. Mais, je voudrais mentionner surtout les remarquables prestations, à Paris, de nos hôtes prestigieux : Philippe Quéau, Directeur à l’Unesco, auteur de « La planète des esprits : pour une philosophie politique de la mondialisation », et le lendemain, celle de Robert Solé pour « l’Egypte au temps de Teilhard », puis celle du Père Henry Madelin qui a très subtilement traité le sujet choisi par Jean Lacouture « Teilhard, un génie perturbateur de son Ordre », pour conclure avec celle du sociologue Gérard Donnadieu : « Contribution des religions à l’unification de l’humanité ». Dimanche matin, le Père Gustave Martelet en grande forme, – il a près de 85 ans ! – nous a magnifiquement éclairés avec « La Messe sur le Monde ou la vision christique de Teilhard ».
Au Caire, c’est au Collège de la Sainte Famille, celui-là même où Teilhard a passé ses trois années de ‘régence’, de 1905 à 1908, comme professeur de physique-chimie, que nous avons été reçus, pendant les deux jours de Colloque proprement dit.
Le Père Nabil Gabriel, Recteur du Collège, nous a formidablement accueillis, le Père H. Boulad, a traité avec pertinence et impertinence de la pertinence de Teilhard, et le Père jésuite Christian van Nispen, un hollandais très bien introduit depuis plus de trente ans en Egypte, œuvrant au dialogue inter-religieux – de concert avec les dominicains, au sein de l’IDEO (Institut D’Etudes en Orient). Quant au Père Henry Madelin il nous a entretenus de « la Noosphère », et l’égyptologue J.P. Corteggiani a critiqué les « Lettres d’Egypte » de Teilhard en véritable archéologue. Tous les exposés, du premier au dernier jour, ont été remarquables, notamment ceux, très originaux, des professeurs de la faculté du Caire ou d’Alexandrie, – en majorité des femmes, musulmanes ou coptes – d’une qualité, d’une intensité, d’une intelligence – et d’un courage même, parfois, – extraordinaires. J’ajoute que nous avons bénéficié de l’aide d’amis sur place, tels que Chafik Chamas au mieux avec l’élite intellectuelle égyptienne, ce qui nous a bien aidés !
Quelques moments forts de la semaine du Colloque en Egypte ont été, dès le premier matin, le dévoilement de la plaque Teilhard
et l’annonce que, désormais, la salle de conférences, nouvellement aménagée, et pouvant nous recevoir agréablement (quelques 140 personnes !) porterait le nom de Teilhard de Chardin. Sur la plaque on peut lire ces mots tirés du Phénomène Humain :
« Savoir pour savoir »…
« Savoir pour pouvoir »
« Pouvoir plus, pour être plus »…
« Être plus pour s’unir davantage »…
Deux jours plus tard, un autre moment fort, chez les dominicains qui viennent d’inaugurer, solennellement, une belle Bibliothèque, l’IDEO spécialisée dans l’étude de l’Islam, (elle porte le nom du Père G. Anawati) à laquelle des participants se sont empressés d’offrir plusieurs ouvrages de Teilhard, spécialement emportés à cet effet : Dom Jean-Jacques Pérènnes, Prieur du couvent dominicain, nous a fort aimablement accueillis, accompagné du vieux Père de Beaurecueil, toujours vert, de retour d’Afghanistan. Ils nous ont dit leur enchantement d’être en terre d’Islam et plus particulièrement en Egypte, toujours aussi accueillante, malgré l’inquiétant bouillonnement islamiste…
Un autre moment fort, vous le devinez sans peine, a été la visite à la Bibliotheca Alexandrina, le lendemain mardi, (voir photos) avec la cérémonie de donation des Œuvres Complètes de Teilhard : non seulement les 13 volumes des éditions du Seuil, mais également quelques volumes de Correspondances – dont les Lettres d’Egypte – et, en plusieurs exemplaires, le 1er Cahier ‘Construire la Terre’, seul à avoir été traduit en arabe, et, naturellement, quelques ouvrages sur Teilhard, comme ceux – remarquables – de l’abbé Gérard-Henry Baudry ou encore – la biographie que je préfère d’Edith de la Héronnière. A la fin de la cérémonie une étudiante m’a demandé si je voulais bien être son directeur de thèse, justement sur Teilhard. Aussitôt nous avons été plusieurs à lui offrir quelques livres de Teilhard. Spécialement emportés à cet effet. Moi, celui d’Edith de la Héronnière avec la dédicace suivante : « Teilhard, explorateur des origines et de l’avenir de l’homme »…
Mais je ne voudrais pas manquer d’évoquer l’extraordinaire présence à ce Colloque, par ses enfants interposés, hélas, du Dr Joe Farès. Peut-être aviez-vous relevé, sur les programmes des Colloques 2002 que le Dr Joe Farès, était remplacé par ses enfants : Christian à Paris, et Christine au Caire, pour la lecture d’une seule et longue conférence intitulée « Une est la trame de l’Univers ». Quelles ne furent ma peine et mon émotion lorsqu’en avril dernier, peu de temps après l’avoir quitté à Alexandrie – où il m’avait accompagné à la Bibliotheca Alexandrina pour la conférence d’annonce du Colloque que j’y avais faite – en sa compagnie pour la traduction arabe -, j’apprenais son rappel à Dieu. Disparition soudaine d’un arrêt cardiaque, à l’âge de 62 ans ! J’avais fondé tant d’espoirs sur lui : il connaissait bien et il aimait profondément Teilhard. Il avait une foi profonde – et un dévouement sans bornes à ses patients ainsi qu’à ses élèves du Collège Saint Marc. Il savait mettre, sans compter, ses qualités typiquement alexandrines de dynamisme éclairé, capable de s’exprimer en cinq langues, au service du plus grand nombre ! Je vous passe les détails… mais, sachez que ses enfants ont accepté de le remplacer, l’un à Paris, l’autre au Caire et leurs interventions bien illustrées ont dépassé toutes nos espérances : l’un et l’autre ont fidèlement rapporté les propos de leur père, et même enrichis de diagrammes explicatifs par ordinateur. Leur succès a été très grand, fondé non seulement sur l’émotion que leur piété filiale suscitait, mais également sur l’intelligence et l’originalité de leurs réflexions. Et c’est ainsi qu’ils ont superbement contribué à maintenir la présence et à perpétrer le message de leur père que nous aimions. L’admiration de tous était immense : on ne soupçonnait pas de telles possibilités, si jeunes, s’exprimant si bien en français, à la lumière de l’esprit de Teilhard ! Miracle de l’esprit! Voilà, sans doute, l’une des leçons à retenir : malgré les pertes, les défections et quelques difficultés de dernière heure… les deux Colloques se sont tenus à un excellent niveau spirituel, en esprit de rencontre et de dialogue entre communautés de nationalités, de cultures et de religions différentes.
Cela me fait penser à une phrase de Teilhard à l’une de ses correspondantes :
… « Il y a une note musicale chrétienne, qui fait vibrer le Monde entier, comme un gong immense, dans le Christ divin. Cette note est unique et universelle ; et en elle seule consiste l’Evangile. » …
Il faut dire que j’ai été constamment accompagné – et très efficacement – dans mes efforts pour être autant que possible à la hauteur de la tâche, par mon ange gardien, mon ‘éternel féminin’, en la personne de mon épouse Marthe sans laquelle je n’aurais jamais pu entreprendre cette équipée avec cent quarante personnes de France et d’Egypte, sur les pas de Teilhard, ayant choisi pour thème de notre fantastique équipée : ‘Construire la Terre’ !
En attendant la suite de cet extraordinaire programme TEILHARD 2005, il nous reste à aller sur les pas de Teilhard en Chine en 2003, à Rome en 2004 et, naturellement à New York et Washington en 2005 pour la célébration du cinquantenaire de sa mort, avant de terminer ce grand cycle, en Juillet 2005 à Clermont-Ferrand, sous la Présidence du Cardinal Poupard…
Partout le Père Madelin nous a accompagnés très fidèlement et j’ose dire, très efficacement.
L’Egypte au temps de Teilhard,
L’Egypte d’il y a plus de cent ans, au début du siècle dernier, lorsque Teilhard y est affecté pour enseigner la Physique et la Chimie à des égyptiens francophones qui ont la chance de fréquenter les écoles jésuites comptait seulement onze millions d’habitants, alors qu’elle en compte plus de 70 millions aujourd’hui. Onze millions, cela peut paraître modeste, et pourtant à l’époque on commençait à parler déjà de surpeuplement. Parce que l’Egypte avait été pendant des siècles, sinon des millénaires, un pays démographiquement assez stable. Nous ne possédons pas de chiffres précis – les premiers recensements datant du milieu du 19ème siècle – mais on sait qu’il y avait, au temps de l’expédition de Bonaparte, c’est à dire près d’un siècle plus tôt, environ quatre millions et demi d’habitants, et que ce chiffre s’était maintenu au cours des siècles, en raison d’une forte natalité et d’une forte mortalité due essentiellement aux épidémies. A partir du moment où la vaccination a été introduite, au milieu du 19e siècle, la situation sanitaire s’est améliorée et la population égyptienne a commencé à croître progressivement.
L’Egypte a toujours été un pays à la fois surpeuplé et vide – vide parce que c’est un désert, et surpeuplé parce que toute la population est concentrée dans la vallée du Nil.
Signalons une petite étude réalisée autour de 1905 dans un village de Haute-Egypte : elle fait état d’une moyenne de… de 14 à 15 enfants par famille. Parmi eux, il n’y a que 5 à 6 survivants. On a pourtant introduit la vaccination des nouveau-nés une quinzaine d’années plus tôt et elle est entrée plus ou moins dans les mœurs. Mais les conditions sanitaires restent désastreuses. L’ophtalmie fait des ravages. Les étrangers qui viennent en Egypte ont l’impression d’avoir affaire à un peuple d’aveugles ou de borgnes…
L’Egypte est à cette époque un pays rural à 80%, où les paysans n’ont pas beaucoup changé leurs habitudes millénaires : ils vivent toujours, pour la plupart, dans des maisons de terre cuite, continuent à utiliser les vieux outils qu’on voit dessinés du temps des Pharaons – en particulier le ‘chadouf’ cette machine très rudimentaire pour élever l’eau selon les principes de la vis d’Archimède, ou encore ce qu’on appelle dans d’autres pays la ‘noria’ et en Egypte la ‘sakyeh’.
Malgré tout, l’Egypte où débarque Teilhard est en bien meilleure santé économique que 25 ans plus tôt, au début de l’occupation anglaise. Celle-ci a commencé en 1882, vingt-trois ans avant l’arrivée de Teilhard au Caire. L’Egypte, qui était couverte de dettes, à cause du percement du Canal de Suez, en a remboursé une partie ; le Nil est mieux exploité grâce aux travaux hydrauliques des ingénieurs anglais qui en particulier viennent de construire le premier barrage d’Assouan. Mais ce pays rural à 80%, et relativement riche, n’est pas capable de subvenir à ses besoins alimentaires. Il importe du blé, de l’orge, des animaux, des légumes… et paie tout cela avec son « or blanc », le coton qui est de très belle qualité et s’exporte, surtout en Angleterre. Tous les agriculteurs veulent en produire, parce que c’est la denrée de loin la plus rentable.
Sur dix habitants de la campagne, on compte un seul propriétaire. Autant dire que les inégalités sociales sont criantes. La situation du paysan, depuis l’occupation anglaise, s’est un peu améliorée, mais on venait de très bas. La répartition des impôts est un peu plus équitable, même si le paysan est toujours accablé d’impôts.
Le Caire est une ville d’un million d’habitants (aujourd’hui, 18 millions, dit-on). C’est une ville qui compte encore de nombreux arbres, notamment dans le centre occupé surtout par des européens. Un parc magnifique, l’Ezbékieh, au centre de la ville du Caire a été conçu sur le modèle du Bois de Boulogne. Dans cette ville, il y a encore des porteurs d’eau, qui circulent avec des outres en peau de chèvre sur leur dos, bien qu’il y ait déjà des canalisations, mais pas encore de réseau d’égouts – il ne sera installé qu’à partir de 1915. Le Caire possède des tramways et des omnibus à chevaux. Pierre Teilhard de Chardin est d’ailleurs surveillant , le matin, à bord d’un omnibus du collège tracté par des ânes. Quelques automobiles ont fait leur apparition. C’est une ville qui change et scandalise Pierre Loti, en voyage au Caire, au début de 1907 au temps de Teilhard. Deux villes nouvelles sont en train de surgir aux abords de la capitale : au sud, Méadi, qui sera très anglaise; et, au nord-est, Héliopolis, la ville imaginée par un Belge, le baron Empain. De nos jours, en quittant l’aéroport on longe Héliopolis, bâtie au siècle dernier, en plein désert et pour laquelle on a inventé une architecture spéciale, mi-orientale, mi-occidentale. Héliopolis était une ville cosmopolite, très francophone, à l’image d’Alexandrie, plus cosmopolite.
L’Egypte de Teilhard est un pays occupé, de manière un peu particulière. D’abord, c’est toujours une province ottomane. Le khédive n’est que le vassal du sultan de Constantinople. Mais ce souverain lointain n’est qu’une sorte de propriétaire et de surveillant, à qui l’on verse chaque année un tribut.
L’Egypte est surtout occupée par les Anglais. On a l’impression qu’ils sont là depuis des siècles, ils sont chez eux : les représentants de Sa Majesté ont adopté le tarbouche (le fez rouge égyptien), ils ont des titres de bey ou de pacha – le chef de la police du Caire, par exemple, est un pacha anglais – , ils ont leurs clubs, et se retrouvent entre eux …
Le khédive, Abbas Helmy, est très jeune. Il n’avait pas dix-sept ans lors de son arrivée au pouvoir, en 1892. La population égyptienne avait accueilli avec enthousiasme ce garçon beau, cultivé, polyglotte, éduqué à Vienne, persuadée qu’il allait libérer le pays des Anglais. Mais ceux-ci vont très vite le mettre sous tutelle. N’ayant pas de réel pouvoir, il va se réfugier dans les plaisirs, exactement comme le fera, quarante ans plus tard, le roi Farouk: il va se construire un palais à Alexandrie, le palais de Montazah, où, à défaut de gouverner, il aura une locomotive-kiosque, un télégraphe personnel, des pépinières, des lapinières, etc. Il aura une maîtresse autrichienne, qui se déguisera certains jours en homme pour assister à des réunions au Palais…
L’occupation anglaise est, en principe, provisoire. En arrivant, les Anglais ont dit : nous ne voulons pas occuper le pays, nous venons rétablir l’ordre, rétablir l’autorité du khédive et protéger les communautés étrangères. Mais pour rétablir l’ordre, nous devons réformer toute la machine administrative égyptienne, et cela demande du temps. Ils se sont donc installés dans cette occupation qui ne dit pas son nom, sorte de protectorat déguisé qui ne deviendra un protectorat officiellement qu’en 1914, quand la Grande-Bretagne décidera de détacher carrément l’Egypte de l’empire ottoman. Elle remplacera alors le khédive par un sultan, pour bien montrer que l’Egypte est indépendante de Constantinople.
Les Anglais, à l’époque de Teilhard, contrôlent tout. Ils ne sont pas très nombreux, mais l’Egypte n’a pas besoin de nombreux occupants pour être surveillée : c’est un mince ruban de verdure dans le désert. Chaque ministre égyptien est flanqué d’un conseiller anglais qui décide à sa place. Le vrai maître du pays est le consul anglais, le fameux et tout puissant Lord Cromer. Ce fils de banquier est déjà passé par les Indes où il a montré ses capacités – on l’appelait le « vice-vice-roi des Indes ». En Egypte, il est vraiment le roi.
Les Anglais ont décidé d’abolir ce qu’ils appellent les trois ‘C’ : la corruption, la corvée et le corbache (le fouet). Depuis 1882, la corruption a effectivement diminué. La corvée, qui consistait à mobiliser des milliers de paysans, sans les payer, pour réaliser des travaux publics – a été supprimée. Quant au fouet, il va malheureusement encore durer longtemps…
Le souci des Anglais est de « civiliser », comme ils disent, l’Egypte. En réalité, ils cherchent surtout à la contrôler pour l’empêcher de tomber en d’autres mains, car elle occupe une position stratégique sur la route des Indes par le canal de Suez, dont les principaux clients sont les navires britanniques.
En face des Anglais, il n’y a pas grand monde. L’empire ottoman est déjà en pleine décrépitude et le nationalisme égyptien est encore balbutiant. Mais la presse est libre. Lord Cromer la laisse habilement s’exprimer, tout en contrôlant l’information – ou la désinformation, – comme on dirait aujourd’hui. Un jeune tribun nationaliste, en ces années Teilhard, est le célèbre Mustapha Kamel qui a passé une licence de droit à Toulouse, qui correspond avec une journaliste française très connue à l’époque, Juliette Adam.
En face des Anglais, il y a surtout la France comme puissance tutélaire. Les nationalistes égyptiens sont naturellement tournés vers elle pour s’opposer à l’Angleterre. Mais en 1904, Paris et Londres ont conclu l’Entente Cordiale pour se partager les zones d’influence : la France aura les mains libres à l’ouest, au Maghreb et l’Angleterre fera ce qu’elle veut en Egypte qui est un passage stratégique vers les Indes. Les nationalistes égyptiens ont le sentiment d’avoir été trahis, mais ils n’ont pas le choix. Souvent de culture française, ils continueront pendant des décennies à conjuguer les verbes ‘libérer’ et ‘évacuer’ en français…
La France, à l’époque de Teilhard, est indissociable d’un milieu cosmopolite, au Caire, à Alexandrie et dans l’isthme de Suez, à Ismaïlia. Ce milieu est très présent aux Collèges des Jésuites du Caire et d’Alexandrie. Il est composé d’Egyptiens occidentalisés, musulmans ou chrétiens coptes, de juifs, d’Européens et de Levantins, des Grecs, des Italiens, des Arméniens et des Syro-libanais, très actifs dans le commerce notamment, et les professions libérales.
Les Français, dans ces années 1900, sont les principaux porteurs de la dette égyptienne ; ils occupent une place de choix dans le secteur bancaire, possèdent la plupart des usines de raffinage de la canne à sucre en Egypte, et possèdent le tout-puissant Crédit Foncier égyptien. Ils contrôlent le canal de Suez et ont bâti des villes, comme Port-Saïd et Ismaïlia, qui font de l’isthme de Suez une sorte de province française. Ferdinand de Lesseps, l’architecte du Canal de Suez, fondateur de la Compagnie de Suez, a une statue géante à Port-Saïd, à l’entrée du canal!
Mais l’influence de la France est loin de se limiter à l’isthme de Suez. Un observateur français, Lucien Malosse, qui visite l’Egypte dans ces années-là, constate : « La France est partout, elle est dans l’air que l’on respire, elle est un peu comme ces parfums qu’une jolie femme laisse sur son passage. » Autrement dit, si l’Angleterre domine ce pays militairement, économiquement en grande partie, politiquement bien sûr, la France, elle, joue sur un autre registre : elle essaie de gagner le cœur des Egyptiens, de diffuser sa langue et sa culture. En effet, dans les milieux d’affaires, dans les milieux intellectuels, dans les milieux nationalistes, la principale langue utilisée est le français. Le français n’est pas seulement une langue de salon : c’est la langue des affaires, de la politique, de la Cour du Khédive, c’est aussi une langue qu’une élite moyen-orientale parle à la maison. Evidemment, ce n’est pas une langue de masse, son emploi se limitant aux milieux occidentalisés.
La France a un atout important : l’égyptologie. Après le rapide passage de Bonaparte qui a imposé le code civil et ouvert l’Institut Français d’Archéologie Orientale. Quelques années plus tard c’est un Français qui a déchiffré les hiéroglyphes, Champollion, (1790-1832) et c’est aussi un Français qui dirige le service des Antiquités Egyptiennes – à l’époque de Teilhard : Gaston Maspéro, (1846-1916) qui dirige aussi le Musée du Caire, fondé par son compatriote Auguste Mariette, (1821-1881). Maspéro dirige l’Institut Français d’Archéologie Orientale au Caire, institution magnifique, digne des institutions européennes, possédant une superbe imprimerie et éditant un prestigieux Bulletin depuis plus de cent ans.
La France est surtout implantée en Egypte grâce aux établissements scolaires. On ne dira jamais assez l’importance des écoles religieuses catholiques, qui ont commencé à s’installer dans la vallée du Nil au milieu du 19ème siècle : des écoles de filles comme le Bon Pasteur, le Sacré Cœur, ou La Mère de Dieu, ou de garçons, comme celles des Frères des Ecoles chrétiennes, antérieures à toutes. Les jésuites n’arrivent qu’à la fin des années 1870. Ils sont envoyés par le Pape, non pas pour créer des écoles, mais pour convertir les coptes orthodoxes : il s’agit de ramener au bercail, « dans la vraie foi », ces « schismatiques »… Mais les jésuites, comme on sait, ne peuvent pas s’empêcher, quand ils vont quelque part, de créer un collège… Après avoir ouvert un petit séminaire au Caire, ils créent donc le Collège du Caire en 1879 et entrent aussitôt en conflit avec les Frères des Ecoles Chrétiennes. Il va falloir que Rome arbitre et partage les rôles : les jésuites seront donc les seuls à enseigner le grec et le latin mais aussi à se doter d’une section égyptienne, en langue arabe …
Ces écoles catholiques françaises jouent un rôle capital dans l’éducation des élites égyptiennes et dans l’éducation du milieu cosmopolite. Car, contrairement aux écoles arméniennes, italiennes ou grecques, elles accueillent des élèves de toutes origines nationales et de toutes religions. Tout en s’interdisant de convertir les musulmans.
Autour de 1905, l’Egypte compte 25 écoles anglaises (2.300 élèves) et 137 écoles françaises (18.000 élèves). Il y a des écoles américaines, des missions protestantes, qui elles aussi s’intéressent aux « schismatiques », mais elles sont installées pour la plupart en Haute Egypte et ce sont essentiellement des écoles primaires.
Lord Cromer veut instituer au collège des jésuites une section anglaise. On le lui refuse : la Compagnie est universelle, mais le Collège jésuite du Caire est français… En 1908, alors que Teilhard est encore en Egypte, les écoles françaises réunissent 25.000 élèves, qui représentent un sixième des effectifs scolaires de tout le pays. Sans compter 2.500 inscrits dans des écoles non françaises comme celle de l’Alliance Israélite, mais dont l’enseignement se fait en français. A partir de 1909 s’y ajouteront les lycées de la Mission laïque française au Caire, à Alexandrie et à Port Saïd.
Une autre place forte en Egypte, dans les années Teilhard, ce sont les Tribunaux Mixtes. Il s’agit d’une justice internationale, dont le rôle est de traiter les différends qui opposent les personnes ou les sociétés de nationalités différentes. Ces tribunaux ont un tel prestige que tout le monde s’invente une ‘cause mixte’ pour être jugé par eux… La langue dominante est le français. Ces tribunaux ont d’ailleurs été créés en s’inspirant du Code Napoléon. Ils ont donc besoin de juges, d’avocats, de greffiers, de secrétaires, qui parlent français. Ce sera un appel d’air considérable pour les écoles françaises d’Egypte.
Aujourd’hui, plus de cinquante ans après la révolution nassérienne, si le Collège où a enseigné Teilhard est encore intact, s’il continue à être l’un des meilleurs établissements du pays, la francophonie s’est réduite comme peau de chagrin. Mais une Université française d’Egypte vient de voir le jour en ce début de XXIe siècle. Elle peut offrir un débouché naturel aux élèves des ex-écoles françaises, devenues égyptiennes, qui enseignent toujours certaines matières dans la langue de Molière. C’est sur elle que comptent les défenseurs de la francophonie.
Teilhard a eu beaucoup de chance de connaître l’Egypte des années 1905. Majoritairement de religion musulmane, elle compte une minorité de chrétiens qui ne sont pas arabes et qui sont les véritables descendants de l’ancienne égypte, les Coptes. Ce sont les chrétiens d’Egypte. Il existe une grande Eglise, dite orthodoxe, qui réunit des millions de Coptes Egyptiens, une toute petite Eglise copte catholique, qui avait été promue par les missionnaires catholiques français, et plusieurs petites Eglises coptes protestantes, nées de l’action des missionnaires anglo-saxons. Les Coptes constituent la communauté chrétienne la plus importante numériquement du monde arabe. Ce sont des Egyptiens de souche, ce n’est pas une minorité qui serait venue de l’étranger et qui aurait été égyptianisée. Les Coptes appartiennent à tous les milieux sociaux, à la ville comme à la campagne. Pourtant, dans ce pays où officiellement tous les citoyens sont égaux, la Constitution s’inspire du droit musulman. Les Coptes se plaignent à juste titre d’être exclus des principaux postes de la police. Il n’y aucun président d’université copte, aucun gouverneur de région copte, etc. Teilhard n’a pas rencontré l’Islam, il ne s’est pas intéressé à l’Islam. D’une manière générale, il s’est beaucoup plus intéressé aux fossiles qu’à la population locale… Il n’avait même pas, lui, cet homme si curieux, la curiosité de l’Egypte ancienne, ce qui de nos jours paraîtrait impensable. A l’époque de Teilhard venait d’être conclue l’Entente cordiale, dans laquelle il était spécifié que la direction des Antiquités égyptiennes revenait aux Français. Mais les Anglais ne s’y résignaient pas vraiment. Ils essayaient de prendre le contrôle de cet organisme, en y nommant un secrétaire général, un vice-président, etc.
L’un des atouts de Champollion pour déchiffrer les hiéroglyphes a été sa connaissance de la langue copte. Le copte aujourd’hui n’est plus qu’une langue liturgique, mais c’était une langue vivante et parlée en Egypte dans les premiers siècles de notre ère. A partir du 4ème siècle plus personne n’a su lire les hiéroglyphes, parce que la religion égyptienne a été considérée comme païenne. Les Coptes avaient conservé leur langue, qui ne s’écrivait plus en copte mais en grec, sauf une demi-douzaine de signes, et c’est l’une des pistes qui ont permis à Champollion de décripter les hiéroglyphes. On peut dire que les coptes descendent des Egyptiens de l’l’époque des Pharaons. Mais ils ne sont pas les seuls. Tous les musulmans d’Egypte, près de 90% de la population, ne sont pas venus de l’extérieur. Nombre d’Egyptiens de souche sont devenus musulmans, de même que les Coptes étaient devenus chrétiens… Ce qui est sûr, c’est que tous les Coptes sont égyptiens à 100% et que tous les égyptiens ne sont pas des arabes bien qu’ils soient désignés ainsi par les occidentaux. La curiosité qu’éprouvait le jeune Teilhard en arrivant en Egypte n’était pas celle qu’il éprouvera plus tard pour l’humanité tout entière. Pas encore assez mûr pour cela à 25 ans, attiré aussi bien par la science (encore rudimentaire) que par la théologie (très scolastique) de son temps.
Teilhard a beaucoup aimé l’Egypte comme ses Lettres d’Egypte en témoignent.
Note préparatoire du Père Henry Madelin
Teilhard de Chardin, a été envoyé en Egypte quelques années avant son ordination sacerdotale, pour compléter sa formation en passant par la case de l’enseignement dans les collèges. Envoyé au Caire, au collège de la Sainte-Famille, comme « régent » selon la terminologie officielle. Il enseigne dans cet établissement de la Compagnie de Jésus au titre de professeur de Physique et de Chimie. Et il se passionne pour l’Égypte. Il entraîne ses élèves dans des expéditions aux alentours. Il arpente le désert, s’intéresse à la flore et à la faune, se met en rapport avec les sociétés savantes, découvre les champs de coton en fleur dans le delta. Il accumule les observations sur le terrain. On peut suivre la somme et la variété de ses activités grâce aux lettres qu’il envoie régulièrement à ses parents dans un style déjà très personnel. On sent son père un homme cultivé, s’intéresser aux observations accumulées par son fils.
Ce séjour en Égypte est un repère important dans l’itinéraire de Teilhard. C’est pourquoi bien plus tard, le P. Henry de Lubac son ami, s’efforça de faire connaître ces Lettres à un large public, plus de huit ans après la mort de Teilhard, le 10 avril 1955. L’ensemble proposé dans ces Lettres d’Egypte a été publié chez Aubier en 1963. Le P. de Lubac voulait le faire connaître depuis ses commencements, avec son goût des sciences et son talent d’écrivain naissant. On n’oubliera pas, en découvrant ces Lettres qu’en 1962, c’est-à-dire une année avant, le P. de Lubac avait rédigé, à la demande des provinciaux jésuites de cette époque, encore et toujours réticents sur la pensée de Teilhard, un livre courageux et bien documenté, « La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin ». Le P. de Lubac prenait habilement la défense d’un homme de foi et d’un homme de science adulé mais injustement critiqué dans certains milieux et jusque dans des cercles ecclésiaux.
Ces Lettres montrent une personnalité en train de se construire. Ses « Écrits du temps de la guerre » vont bientôt révéler à un public plus large. Elles annoncent aussi la place importante qu’occupe la correspondance dans l’œuvre de Teilhard.
Ce qui justifie leur insertion dans les Œuvres complètes d’H. de Lubac c’est le commentaire qu’il fait sous forme d’avant-propos et d’introduction et, plus fondamentalement encore, c’est la volonté même du Père de Lubac d’exhumer les moindres écrits de son ami pour le faire connaître et le réhabiliter. Henri de Lubac fut, en effet, rien moins que le meilleur éditeur de Teilhard de Chardin. Mieux peut-être, son historien, car, lorsqu’il décide, en 1963 – un an après « La Pensée religieuse du père Teilhard de Chardin » (1962) – de présenter au public ces lettres, il a conscience de remonter à la genèse d’une pensée, celle des années de formation, où Teilhard vit une existence de séminariste, découvre la théologie, reçoit la prêtrise (24 août 1911), côtoie de grands noms (Victor Fontoynont, Léonce de Grandmaison, Guillaume de Jerphanion, Auguste Décisier…) dont certains le suivront tout au long de sa vie (Auguste Valensin). Surtout, il montre un Teilhard qui creuse sa sensibilité scientifique de paléontologue, de géologue, d’entomologiste, de botaniste ou d’ornithologue. Car, au début de sa vie, c’est de sciences naturelles plus que de théologie que le jeune homme est passionné.
En soi et bien que d’une grande fraîcheur, les lettres écrites par Teilhard en Egypte ne sont pas bouleversantes de génie littéraire, d’intuitions spirituelles, d’audaces théologiques ou de confessions intimes comme le seront les lettres plus tardives adressées à sa sœur Marguerite (Guite), publiées par elle en 1961, chez Grasset, sous le titre Genèse d’une pensée, et Lettres de voyage 1923-1955, et plus encore, celles destinées à son directeur spirituel et ami le Père Auguste Valensin ou à ses amis Bruno de Solages et André Ravier et surtout Max et Simone Bégouën. La correspondance de ce volume est principalement marquée du sceau de l’affection filiale, celle d’un jeune séminariste, soucieux d’accompagner ses parents dans la séparation majeure qui est celle de son engagement ecclésial doublé d’un exil géographique. La narration rejoint alors le journal de bord et relate les principaux événements qui ponctuent la vie quotidienne, dans sa régularité (fonctions et offices au jour le jour, nouvelles de la famille, anniversaires, réflexions sur l’actualité) comme dans ses moments plus exceptionnels (expéditions scientifiques, voyages, rencontres, descriptions pittoresques…). Point d’épanchement, point de confidence, point de complainte, point de signes qui disent les mouvements de profondeur de son âme. L’ensemble est mesuré. Le propos est presque banal, dans la lignée d’un genre littéraire traditionnel, celui des Lettres d’édification des anciens missionnaires jésuites, au point qu’Henri de Lubac présente lui-même ces écrits comme étant d’un intérêt mineur. Au point de vue philosophique et théologique, s’entend.
On pourra se tourner vers cette prose des jeunes années de Teilhard pour y savourer les premières intuitions d’une pensée, les descriptions déjà scientifiques de la nature et des fossiles, les prémices d’une poésie qui ne se connaît pas encore. Car, ce qui se devine ici, c’est la stature scientifique du futur paléontologue autant que la sensibilité spirituelle, voire panthéiste, de l’auteur de La Messe sur le monde. Tout déjà, dit cet « amour passionné de l’Univers », cette présence, comme il aime à le dire lui-même, indéniablement sensible dès ce premier voyage lointain en un pays exotique. Tout encore dit cette plume, notoire, du grand écrivain que fut Teilhard, « un savant et un peintre » pour H. de Lubac. Si elles ne sont pas retranscrites, les impressions de ces années égyptiennes sont déjà mystiques, qui font l’expérience de cette « Dérive profonde, ontologique, totale de l’Univers », comme il l’écrira plus tard. Ainsi, sont disponibles toutes les lettres de Teilhard des années 1905 à 1908 à ses parents, et on pourra ainsi retrouver l’authenticité d’une expérience mystique à l’origine de la Cosmogenèse teilhardienne.
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Conférence du Père Henri Madelin au Colloque du Caire
Remo Vescia –Nous connaissons tous le Père Madelin : directeur de la Revue Etudes. Ai-je besoin de vous rappeler qu’il a été Provincial des Jésuites de France, il y a quelques années, dans les années 1980 au moment de la célébration du 1er centenaire de la naissance de Pierre Teilhard de Chardin, à l’Unesco, qu’il est également maître de conférences à Sciences-Po et, dès maintenant, je peux vous annoncer qu’il fera dimanche prochain une conférence au Centre Français de Coopération et de Culture du Caire, sur le thème : ‘Média, élixir ou drogue’ à laquelle nous sommes cordialement invités.
- Madelin – La Noosphère : sujet difficile, le sourire de « l’éternel féminin » sera plus difficile, car le thème est austère et il faut essayer de le repérer dans l’œuvre de Teilhard, où il n’apparaît pas spontanément.
Lorsque nous étions à Paris, pour la première partie du Colloque, j’avais essayé de repérer dans la correspondance de Teilhard, quand il était au 15 rue Monsieur, entre 1945 et 1949, quelles étaient les joies, les appréhensions, les perceptions de Teilhard, et on voyait apparaître le thème de l’esprit, le thème de l’univers rassemblé, le thème de ses difficultés avec les autorités romaines, avec les autorités aussi de la Compagnie à Rome, et on le sentait, malgré sa fatigue, aller de l’avant : il y a ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas, de toute façon, c’est important, et il n’avait pas envie de revenir en arrière. Abordant aujourd’hui le thème de la noosphère, nous sommes au centre de l’œuvre du Père Teilhard, et je dirai que la noosphère est perçue chez Teilhard comme la fine pointe de l’évolution – l’évolution c’est l’événement que Teilhard fait entrer de force dans les têtes – l’évolution est devenue consciente d’elle-même, voilà la grande nouveauté et tant que l’on n’est pas passé par ce seuil on ne peut pas avancer, mais si l’on sait que l’évolution est devenue consciente d’elle-même, on est entré dans une nouvelle phase qui peut connaître des stationnements – des ‘stop and go’. Nous sommes entrés dans l’anthropogénèse, sur un palier nouveau, et c’est cela qui intéresse le Père Teilhard, c’est de montrer comment la fin vers laquelle nous allons, qui n’est pas encore complètement donnée, explique le commencement et nous annonce une autre fin qui est déjà donnée dans ce qui se passe. Et donc, chez Teilhard la noosphère ne s’oppose pas à la biosphère, elle en est le prolongement sur le phylum (un mot qu’il affectionne) continu de l’homme, qu’il repère et dont il anticipe le futur.
En introduction, commençons par parler de la matière et de l’esprit. La matière est ‘sainte’ – et si la matière n’était pas sainte, elle ne pourrait pas être le lieu où l’esprit se doit d’habiter. Je pense que lorsque Teilhard parle de la matière sainte, c’est qu’il a déjà perçu qu’elle est en devenir, en perspective de transformation radicale. Evidemment, c’est le choc pour les lecteurs romains, le choc pour les auditeurs, d’entendre un religieux qui parle de la matière sainte, parce que les Français sont élevés dans la culture de Démocrite de l’athéisme lié à la matière, tout le discours sur le matérialisme en France est un discours non reçu chez tous les philosophes spiritualistes. C’est ainsi que cela commence mal pour Teilhard, dans le clan qui doit recevoir ce qu’il dit. « Bénie sois-tu, dangereuse matière, mère violente, indomptable passion, toi qui nous dévores si nous t’enchaînons. Bénie sois-tu, puissante matière, évolution irrésistible, réalité toujours naissante, toi qui, faisant éclater à tout moment nos cadres, nous oblige à poursuivre toujours plus loin la vérité. Bénie sois-tu, universelle matière, durée sans limites et terre sans rivages, triple abîme des étoiles, des atomes, des générations, toi qui, débordant et dissolvant nos étroites mesures, nous révèles les dimensions de Dieu. » Nous commençons à la matière et nous voilà arrivés jusqu’à Dieu. ‘Dangereuse matière’ ‘puissante matière’ ‘universelle matière’ dissolvant toutes nos mesures trop étroites. Dans les groupes de lecture, à Paris, j’avais remarqué un groupe qui avait à travailler la notion d’esprit /matière – il y a dans les textes à ce sujet beaucoup de choses qui nous intéressent et que je ne vais pas relire, mais qui sont dans vos dossiers de Paris, si vous les avez. « Matière et Esprit » dit Teilhard, « ne s’opposent pas comme deux choses, comme deux natures, comme deux directions de l’évolution à l’intérieur du monde, la matière est un sens, une direction, en face de l’esprit quand on l’aborde en reculant. » Dans l’Energie humaine : « L’esprit n’est ni surimposé, ni un accessoire dans le Cosmos, mais il représente tout simplement l’état supérieur pris par nous et autour de nous par la chose première, indéfinissable, que nous pouvons appeler, faute de mieux, l’Etoffe de l’Univers. » Et encore dans les Lettres intimes : « Il nous est désormais possible et nécessaire de repenser d’une manière complètement nouvelle les relations matière et esprit. » – c’est de là qu’il faut partir – « A la place du vieux dualisme et du vieux monisme, il y a maintenant une fonction dynamique et génétique réconciliant en quelque façon les deux. » Lettre à Léontine Zanta : « Maintenant, l’esprit est assez bizarrement devenu pour moi une chose toute réelle, la seule réelle. » Ou bien encore, dans L’Energie humaine : « Les déterminismes matériels cessent, dans cette perspective, de former l’ossature du monde. Ce sont eux le vrai épiphénomène. » Donc il y a un travail, chez Teilhard, du dynamisme de la matière, ce n’est pas la matière des matérialistes, plate, posée là et qui ne bouge pas, c’est une matière animée, si vous voulez c’est une matière qui ressemble au grand symbole que déploie le récit de la Genèse – le monde est une espèce de chaos primitif, puis vient l’Esprit de Dieu, « l’Esprit de Dieu planait sur les eaux » c’est ainsi que commence le récit de la Genèse, le monde était informe et l’esprit de Dieu – ruah, c’est ce qui donnera le mot esprit, ruah Yahvé – planait sur les eaux.
Il y a un deuxième aspect que l’on peut voir, c’est que chez Teilhard, cette perception nouvelle a mis beaucoup de temps à être découverte, à se consolider, et finalement à être perçue comme un trophée qu’il s’agit désormais de présenter. Après cette introduction, c’est donc de la transformation personnelle de Teilhard que je voudrais parler, de sa pensée, à partir de la vision de l’évolution une fois qu’il a perçu que l’évolution était quelque chose d’absolument central. Expliquer cela dans les Eglises posait déjà quelques problèmes, et cela pose en fait des problèmes théologiques difficiles, lui-même a mis du temps à tirer les conséquences anthropologiques de cette perception de l’évolution. On sent cela très fort dans Le cœur de la matière, qui est un peu ce qu’il voulait dire d’essentiel et là – j’ai ici l’édition du Seuil – il y a un chapitre qui s’appelle : La découverte de l’évolution (pp. 34,35) – il faut essayer de donner la parole à Teilhard pour comprendre ce qui se passe en lui, et voici ce qu’il écrit : « Par éducation, par religion, j’avais toujours docilement admis jusque là – sans bien y réfléchir, du reste – une hétérogénéité de fond entre Matière et Esprit, Corps et Ame, Inconscient et Conscient : deux ‘substances’ de nature différente, deux ‘espèces’ d’être incompréhensiblement associés dans le composé vivant, et dont il fallait à tout prix, m’assurait-on, maintenir que la première (ma divine Matière !) n’était que l’humble servante, pour ne pas dire l’adversaire, de la seconde : celle-ci (c’est-à-dire l’Esprit) se trouvant dès lors réduite à mes yeux, par le fait même, à n’être plus qu’une Ombre, qu’il fallait bien vénérer par principe, mais pour laquelle (émotivement et intellectuellement parlant) je n’éprouvais, en réalité, aucun intérêt vivant. Qu’on juge, par suite, de mon impression intérieure de libération et d’épanouissement lorsque, à mes premiers pas, encore hésitants, dans un Univers ‘évolutif’, je constatai que le dualisme dans lequel on m’avait maintenu » – il est question ici de la famille et de sa formation – « jusqu’alors se dissipait comme brouillard au soleil levant. Matière et Esprit : non point deux choses, mais deux états, deux faces d’une même Etoffe cosmique » voilà une formule que nous pouvons retenir, nous dirions aussi pour sortir de Teilhard, une tapisserie, avec le dessin en surface et au-dessous tout le travail extraordinaire d’entrecroisement des fils – tout ce qui est devant s’explique par ce qui est derrière, que l’on ne voit pas – « deux faces d’une même étoffe cosmique, suivant qu’on la regarde, ou qu’on la prolonge, dans le sens où elle se fait, ou au contraire, dans le sens suivant lequel elle se défait. » C’est l’énergie au travail : se faire, se défaire. Oui finalement, dit-il, c’est cela qui devait commander mon développement intérieur et qui peut se définir en quelques mots très simples : « le primat de l’Esprit, ou ce qui revient au même, le primat de l’Avenir. » C’est comme dans Nicodème : tu veux changer, tu veux te convertir, dit Jésus à Nicodème, il ne faut pas revenir en arrière, pas rentrer dans le sein de sa mère, il faut aller vers l’avant, vers là-haut. C’est là que vient ce texte sur la liberté de l’esprit : il te mène là où tu ne voudrais pas aller, c’est comme le vent, tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. C’est bien pour cela que le mot de l’esprit arrive : c’est l’esprit en avant, en haut.
Teilhard parle alors, dans son évolution, d’un tête-à-queue : Je suis sorti dit-il « directement du vieux dualisme statique, qui me paralysait » je répète que c’est la formation qu’il a reçue en philosophie et en théologie – « pour émerger dans un Univers en état, non seulement d’évolution, mais d’évolution dirigée » – pas seulement quelque chose qui bouge, mais quelque chose qui va dans un sens – « (c’est-à-dire de Genèse), j’étais amené à opérer un véritable ‘tête-à-queue’ dans ma poursuite fondamentale de la consistance. » Et plus loin : « … faute d’avoir encore (…) reconnu les prodigieux attributs d’une Courbure universelle, je ne voyais pas trop bien, alors, la solution du problème. Mais je ne doutais déjà plus que la béatitude que j’avais autrefois cherchée dans ‘le Fer’, » – un travail de la terre – « c’est dans l’Esprit seul que je pouvais la trouver. » Et donc, il travaille maintenant dans l’étoffe cosmique. Ceci est une première évolution fondamentale.
Il y en a une deuxième, c’est, quand on lit les textes, l’expérience du Front – nous voilà ramenés à 1914-1918. C’est étonnant, chez Teilhard, ce qu’il dit sur l’esprit et la matière – l’esprit découvert tard mais qui explique la matière – et c’est étonnant aussi, quand on lit les écrits de guerre, il y a déjà tout, mais à l’état de germe, et ce sera développé par la suite : finalement, on reviendra aux grandes intuitions des Ecrits du Temps de la Guerre, du moins c’est ainsi que je les lis. Ici, Teilhard revient au constat qu’il a fait sur le front en 1917, l’atmosphère du front, deuxième phénomène iconoclaste : pas seulement dire que l’évolution est sainte, mais dire que ce qui s’est passé en 14 va dans le sens de l’évolution favorable. Evidemment, dans le climat pacifiste qui suit la guerre… ! et chaque fois qu’on présente le texte de 1917 sur « La nostalgie du front », c’est un texte au second degré. Il fait réagir
… Il ne faut pas oublier que l’expérience du front, en France, a donné l’anarchisme de gauche, la CGT unitaire, une partie du Parti Communiste, refusant à tout jamais la guerre, et on les comprend, après la boucherie, finalement inutile, quand on la regarde aujourd’hui. Mais Teilhard, lui, a été emballé par l’atmosphère du front. Pas seulement parce que c’est un religieux qui revient en France après avoir été exilé et qui se retrouve au milieu d’hommes dont la loi l’a séparé – cela joue beaucoup aussi, c’est une expérience de fusion extraordinaire, qui va commander la suite ; mais c’est aussi parce qu’il voit de l’énergie psychique se déployer dans un phénomène de guerre.
Dans Le Cœur de la Matière, p. 40 : « N’est-ce pas pour y avoir été plongé – pour m’en être imprégné des mois et des mois durant – là précisément où elle était la plus chargée, la plus dense, que décidément j’ai cessé d’apercevoir, entre ‘physique’ et ‘moral’, entre ‘naturel’ et ‘artificiel’, aucune rupture (sinon aucune différence) » – il applique à un groupe humain des données physiques – « Le ‘Million d’hommes’, avec sa température psychique et son énergie interne, devenant pour moi une grandeur aussi évolutivement réelle, et donc aussi biologique, qu’une gigantesque molécule de protéine. » Voilà, la foule de 14, dans les tranchées… « Dans la suite, j’ai été souvent surpris de constater autour de moi, chez des contradicteurs, une complète impuissance à concevoir que l’individu humain, du fait même qu’il représente une grandeur corpusculaire, doit, comme toute autre espèce de corpuscules au Monde, se trouver engagé dans des liaisons et des groupements physiques d’ordre supérieur à lui-même » etc. « Or, une fois ce sens supplémentaire acquis, c’est littéralement un nouvel Univers qui surgissait à mes yeux : à côté de l’Univers des grandes Masses, l’Univers des grands Complexes. » Et Teilhard développe tout ce qu’il a perçu à travers le phénomène de la guerre, et donc c’est la guerre qui le fait entrer dans la noosphère. Comment ? Pour une certaine valeur d’arrangement physico-chimique de la matière vitalisée, un point critique de la réflexion est atteint déclenchant « le cortège, dit-il, des propriétés spécifiques de l’humain. (…) L’étoffe des choses se rassemble peu à peu, à l’état pur, en pointe du Cosmos, sous sa forme la plus stable, c’est-à-dire la plus réellement irréversibilisée. » Et je cite encore : « La Matière matrice de l’Esprit. L’Esprit, état supérieur de la Matière. » Ce sont des textes pas toujours faciles à lire, mais nous avons une première définition de la noosphère, sous forme poétique – nous avons entendu au passage : la noosphère, étoffe de l’univers ; un point de concentration et d’irréversibilité – ceci est très important, on a passé un seuil, qui ne reviendra pas en arrière même s’il est stationnaire ; ce n’est pas quelque chose de parallèle, c’est quelque chose d’intérieur à la matière, et pour cela il prend une expression : la noosphère auréolant la biosphère, une espèce d’auréole qui fait corps avec la biosphère, il l’appelle ‘une couronne de substance réfléchie péri-terrestre’ – on ne peut plus considérer désormais un phénomène humain sans que tel soit son entourage ; « le mouvement de cérébration » dit-il, ou encore « le processus de convergence ». Tout cela conduit vers cette montée, parce que c’est une montée vers la noosphère. Et Teilhard, après avoir découvert cela, ne reviendra pas en arrière. Il entend des objections comme celle-ci : Regardez, c’est affreux, l’Europe se déchire, la bombe atomique peut détruire la terre… Il répond : oui, il est possible que l’humanité stationne. Mais il ne dit jamais que nous allons régresser, nous sommes en marche dans une réflexion collective, rapidement montante, au même rythme qu’une organisation de plus en plus unitaire. Et le point où nous sommes arrivés n’est pas encore le point définitif : nous allons vers quelque chose de plus grand encore qui sera ce qu’il appelle de ‘l’ultra-humain’, et là nous nous rapprochons du point Oméga, c’est l’attraction du point Oméga sur l’humain.
J’espère que personne ne s’est endormi de fatigue… Ce que je voulais essayer de cerner, c’est comment dans sa propre histoire, le Père Teilhard a été évolutif, parce qu’il n’a pas perçu tout de suite ce qu’il découvrait, et ensuite parce que l’expérience de la guerre a été décisive pour une espèce d’embrasement de l’humain qui, immédiatement, pose le problème de la totalité de l’univers. Et je voudrais dire ici que souvent on accuse Teilhard d’optimisme non fondé, on l’accuse de ne pas voir les lacunes, les résistances de tous les processus qu’il décrit comme allant vers une fin bénéfique – j’ai parlé de la guerre, mais il y a la visite au cyclotron atomique, il y a l’évolution des espèces… Pour nous reposer un peu, dans cette oasis, à l’étape où nous sommes, je vais faire un peu de fiction à la Benson, cet auteur qu’il aimait bien, je vais imaginer que Teilhard commente le 11 septembre 2001. Il dirait, du moins je le pense : oui, c’est affreux, c’est horrible, oui cette humanité est capable du pire… mais regardez : jamais l’humanité n’a été si proche d’un rapprochement mondial ! Et c’est vrai : les Etats-Unis se mettent à discuter avec la Russie et la Chine, pour savoir quoi faire contre le terrorisme, on n’a jamais vu cela dans l’Histoire, ils laissent même tomber l’Europe pour s’aventurer vers d’autres territoires. Il y a là quelque chose que les Encycliques (que ne lisait pas Teilhard…) appellent ‘la famille humaine’, il y a une espèce de composé qui est entré dans une violente tension, mais qui n’a pas d’autre issue que de se rapprocher, car que voulez-vous faire devant le terrorisme ? Si les hommes ne s’entendent pas, c’est la planète qui va sauter. C’est le même problème avec l’écologie, mais le problème du terrorisme est encore plus grave, car c’est celui de l’humanité elle-même. Je suis sûr que Teilhard dirait : il faut travailler pour que tous ces hommes puissent discuter entre eux, parce que s’ils ne discutent pas, c’est notre avenir même qui est en cause. Et je pense qu’il y a beaucoup de gens, qui n’écrivent pas dans les journaux, qui pensent cela, des gens de toutes les cultures, notamment dans les cultures islamiques.
La deuxième réalité tout à fait noosphérique, c’est la télévision. On peut calculer qu’il y a à peu près deux milliards d’hommes qui ont vu, le jour même, l’événement, avec sa portée symbolique, et c’est cela qui tourmente les Américains, à juste titre : ils ont vu les signes symboliques de l’empire invulnérable être détruits par d’autres. Et tout le monde a vu, ce n’est pas comme un article qu’on lit dans un journal ou un témoignage qu’on entend de quelqu’un qui a vu… non, tout le monde a vu, et le jour même. Et un an après, on a recommencé à expliquer… Donc nous sommes entrés dans une réalité du 21ème siècle qui est tragique et qui en même temps condamne l’humanité à aller vers la convergence, sinon elle explose, et il n’y a pas de point Oméga – ce n’est pas pensable pour un chrétien.
Je pense que Teilhard choquerait s’il disait cela. Mais il faut dire aussi que la face positive du 11 septembre c’est que jamais les hommes n’ont été aussi proches, dans leurs différences culturelles et religieuses, jamais, même si c’est un processus très violent, surtout pour les pauvres. Mais ceux qui tremblent le plus, ce ne sont pas les pauvres, ce sont les riches, dans cette affaire !
Ceci me permet de passer à un deuxième développement, après avoir montré l’évolution de Teilhard. Je voudrais dire que probablement ce qui a fait bouger la pensée de Teilhard, c’est la conception chrétienne de l’incarnation. Il ne l’a jamais thématisée comme telle, mais il a montré qu’il avait compris ce processus. C’est-à-dire, si Dieu lui-même entre dans un processus corporel, si Dieu quitte son ‘ciel’ – « Il est venu chez les siens » – alors, il y a quelque chose de nouveau entre l’esprit et la matière, c’est l’esprit qui vient dans la matière, et cela ne peut se lire que comme une transformation radicale de la matière. Je cite : « Depuis que Jésus est né, qu’il a fini de grandir, qu’il est mort, tout a continué de se mouvoir, parce que le Christ n’a pas achevé de se former » et voilà une image qu’aime beaucoup Teilhard, qui est magnifique : « Il n’a pas ramené à lui les derniers plis de sa robe de chair et d’amour que lui forment ses fidèles. » « Le Christ n’a pas atteint sa pleine croissance, ni donc le Christ cosmique, l’un et l’autre, tout à la fois, ils sont et ils deviennent. » Saint Paul, Saint Jean : ce que nous sommes n’a pas encore été révélé, dit Saint Jean, nous sommes enfants de Dieu mais cela ne se voit pas encore, et un jour nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. Il n’est même pas besoin de prêcher la morale dans ces textes, la morale c’est de savoir cela : celui-là sera pur, qui sait à qui il a donné son espérance, et il se transforme simplement en connaissant Celui qui le guide. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire à nouveau le texte sur la Nativité du Christ, quand Marie, en soulevant Jésus, soulève le monde. C’est un texte de prose, mais c’est comme un poème, c’est d’une composition racinienne, au point de vue du vocabulaire, et scandé. « Les prodigieuses durées qui précèdent le premier Noël ne sont pas vides du Christ, mais pénétrées de son influx puissant. Il ne fallait rien moins que les labeurs effrayants et anonymes de l’homme primitif, et la longue beauté égyptienne, et l’attente inquiète d’Israël, et les parfums lentement distillés des mystiques orientales, et la sagesse cent fois raffinée des Grecs, pour que, sur la tige de Jessé et de l’humanité, la fleur pût éclore. Toutes ces préparations étaient cosmiquement, biologiquement, nécessaires pour que le Christ prît pied sur la scène humaine. Quand le Christ apparut entre les bras de Marie, il venait de soulever le monde. » Il n’y a pas de faute théologique, et c’est splendide, mais c’est vu par un homme du Cosmos, évidemment. Oui, le Christ est là, mais le Christ n’a pas encore dévoilé toutes ses potentialités, il n’est pas encore parvenu à sa stature d’adulte, et c’est vers cela que nous allons.
Troisième point : quelques définitions de la noosphère et de la noogenèse, et je les emprunte non plus au discours poétique qui nous enchante, mais aux termes techniques que je vais chercher chez Claude Cuénot, dans son Nouveau Lexique Teilhard de Chardin (Cerf, 1968) pp. 137,138, il définit deux termes, noogénèse et noosphère. ‘Noogénèse : mouvement de l’univers en tant que, par un processus de concentration graduelle de ses éléments en systèmes de plus en plus arrangés, de mieux en mieux centrés, il aboutit à l’émergence d’une noosphère, au terme d’une dérive de complexité croissante.’ Puis il cite une phrase de Teilhard : « En nous, et à travers nous, va constamment montant la noogénèse. De ce mouvement, nous avons reconnu les caractéristiques principales : rapprochement des grains de pensée, synthèse d’individus et synthèse de nations et de races, nécessité d’un Foyer personnel autonome et suprême pour lier, sans les déformer, dans une atmosphère d’active sympathie, les personnalités élémentaires » – l’attraction entre les êtres – « Tout ceci, encore une fois, sous l’effet combiné de deux courbures : la sphéricité de la Terre et la convergence cosmique de l’Esprit, conformément à la loi de complexité et conscience. » (Œuvres, Seuil, Tome I, pp. 319,320)
La noosphère, telle que la définit Cuénot : ‘Couche pensante humaine de la Terre, constituant un règne nouveau, un tout spécifique et organique en voie d’unanimisation et distinct de la biosphère, qu’il appelle la couche vivante non réfléchie, bien que nourrie et supportée par celle-ci, à la fois réalité déjà donnée et valeur à réaliser librement.’ Il cite Teilhard : « Eh bien, ce que nous proposons ici, malgré ce que cette vue peut avoir, au premier abord, de démesuré et de fantastique, c’est de regarder l’enveloppe pensante de la biosphère comme étant de même ordre géologique ou si l’on veut, tellurique, que la biosphère elle-même. Plus on la considère, plus cette solution extrême paraît la seule sincère. »
Voilà donc les définitions de Cuénot. J’espère que vous commencez à apercevoir quelque chose de la noosphère, qui est difficile à thématiser : ce n’est pas quelque chose de superposé, ni quelque chose de parallèle, ce n’est pas quelque chose qui est apparu tardivement, cela s’est développé tardivement mais c’était déjà à l’origine, cela fait partie de l’étoffe de l’univers. L’audace de Teilhard c’est de dire que c’est cela qui est en train de grandir, qui absorbe petit à petit toute l’énergie du monde. Et je le répète, c’est sans doute parce qu’il est croyant chrétien qu’il peut penser cela, parce que ce n’est que dans la religion chrétienne que l’on parle d’un Dieu qui se fait homme – vous pouvez regarder les religions asiatiques, vous ne trouverez jamais cela, ni dans l’Islam, pour qui ce serait une offense à Dieu. C’est ce donné-là qui est la plus grande stimulation intellectuelle pour un esprit croyant, c’est de là qu’il repart. Et vous savez que les hérésies chrétiennes du début, les plus graves, furent ce qu’on appelle les hérésies docétistes, c’est-à-dire Dieu est formidable, mais il n’est jamais devenu un homme, il a touché tangentiellement la Terre, mais dire qu’il a pris un corps, c’est blasphémer Dieu. Ceci donne des théologies d’évasion : on encense Dieu dans sa nature divine, mais l’homme n’est pas intéressant. D’autres théologies vont tout mettre du côté de l’homme, et elles seront désespérantes, parce que des hommes admirables, il y en a eu beaucoup dans l’humanité et il y en a encore, mais ce n’est pas cela, comme disaient les Pères de l’Eglise, qui va nous apporter le salut. Pour qu’il y ait salut, il faut, et c’est la phrase de Saint Jean et celle de Saint Paul, qui me faisait rire quand j’étais enfant, mais depuis j’ai appris à la considérer dans sa profondeur métaphysique : « Celui qui est monté, c’est celui qui est descendu » – phrase étonnante, qui a été dite à Nicodème. Parce que s’il ne fait que monter avec les hommes, c’est très répandu, heureusement, c’est la gloire de l’humanité ; c’est ce que disait Garaudy à la fin : est-il ressuscité ? je n’en sais rien. Il nous a donné l’image formidable d’un homme libérant les autres… bon, mais Spartacus aussi. Non, « celui qui est monté, c’est celui qui est descendu ». Toute la tradition juive parle d’ascension – ascension d’Isaïe, le vivant monte vers Dieu, le char d’Elie enlevé vers le ciel, cela existe – Israël a pressenti aussi : ‘si les cieux se déchiraient, si tu descendais parmi nous…’ (dans Isaïe aussi) mais jamais n’avait pensé que quelqu’un allait venir vers l’humanité, depuis la sphère de Dieu.
Donc nous sommes au cœur de quelque chose d’absolument central, qui commande le type de réflexion, et c’est pourquoi je voudrais essayer de décortiquer un peu ce que Teilhard entend par ‘l’enveloppe pensante de la biosphère’ puisque c’est cela, la noosphère.
C’est une évolution qui ne s’arrête pas, parce que l’esprit, évidemment, est beaucoup plus subtil et mobile que la matière. De l’oiseau à l’avion, du poisson au sous-marin, il y aurait donc des analogies. Ce sont des exemples que prend Teilhard. Il démontre le travail ininterrompu de l’évolution biologique, moteur de l’innervation du monde. Avec un oiseau, on fait un avion : belle image, c’est l’enveloppe pensante qui part de la biosphère, et quand c’est Icare, cela ne marche pas, Icare est entre la biosphère et la noosphère, donc il tombe. Quoi d’autre ? Il y a le progrès formidable des télécommunications – Internet – la vitesse surtout du transport de l’énergie et de la communication. Malraux disait que, pendant la guerre napoléonienne en Egypte, la transmission des informations dans l’armée était restée à peu près la même qu’au temps de César. Alors aujourd’hui : ‘Où es-tu ? – A New-York – Tu aurais pu me prévenir ! – Je n’ai pas eu le temps… » C’est toute la question des portables : où es-tu ? Il y a là une image de l’esprit, en fait, avec tous les problèmes que cela pose, mais c’est une image de l’esprit : le vent souffle où il veut, tu ne sais pas d’où il vient ni où il va – tu ne sais pas où cela va aller mais tu sais que cela existe, tu ne peux pas le retenir.
Teilhard en vient donc à parler, et c’est une très bonne définition parce qu’elle est en langage symbolique – de « la mystérieuse enveloppe vivante qui a pris naissance à l’aurore des temps géologiques, autour de notre unité stellaire » Et même le mot ‘enveloppe’ n’est pas assez fort, car si c’est une enveloppe qu’on enlève comme un habit, c’est trop parallèle, alors qu’il s’agit d’une espèce d’énergie interne aux autres énergies, que l’on peut isoler ensuite. Je cite, en reprenant ce que j’ai dit plus haut en l’allongeant un peu : « Ce que nous proposons ici, malgré ce que cette vue peut avoir, au premier abord, de démesuré et de fantastique, c’est de regarder l’enveloppe pensante de la biosphère comme étant du même ordre de grandeur zoologique que la biosphère elle-même. Plus je la considère, plus cette solution extrême paraît la seule sincère. Et ceci revient, d’une façon ou d’une autre, à imaginer, au-dessus de la biosphère animale, une sphère humaine, la sphère de la réflexion, de l’invention consciente » – voilà autant de définitions de la noosphère – « de l’union sentie des âmes et à concevoir à l’origine de cette entité nouvelle un phénomène de transformation spéciale affectant la vie préexistante, l’hominisation. » En fait, la noosphère est le processus avancé de l’hominisation. Il ne s’agit pas seulement de phénomènes énergétiques, mais de phénomènes moraux, physiques – l’amour en fait partie, c’est même le principe de mobilité de l’ensemble.
Seul être vivant capable de créer de l’information sur de l’information, au sens de la cybernétique, l’homme a transformé le visage de la Terre, c’est ce que suggère le terme ‘noosphère’. Dans La Grande Monade, qui fait partie des Ecrits du Temps de la Guerre, il y a aussi une approche imagée : « Incessamment, comme une buée » – le mot buée est bon car il colle davantage à l’objet – « qui tremble et s’évanouit, un peu d’esprit monte et s’évapore autour de la Terre, l’âme des trépassés. Par ce même chemin doit s’en aller l’esprit achevé et mûri de la Grande Monade. » Si vous vous rappeler, dans La nostalgie du Front, aussi il y a beaucoup de brouillard, c’est ainsi que l’on évoque les morts, qui sont par ailleurs assez peu évoqués, il faut le dire. Et donc Teilhard est dans l’extraordinaire singularité de l’événement humain, il dit : beaucoup vont dire que tout cela est un rêve – et de fait, le lecteur se demande de temps en temps si l’on n’est pas dans un délire idéaliste, et qu’est-ce qui prouve que cela avance ? les modernes sont plus sceptiques qu’au temps de Teilhard sur l’état de progression constante du monde. Teilhard répond : « Admettons qu’il s’agisse effectivement d’un rêve, il nous plaît, à nous, de le suivre jusqu’au bout, ce rêve, et de voir combien l’immensité et la profondeur du monde s’harmonisent mieux, dans notre songe, que dans la réalité étroite où l’on voudrait nous retenir. » Si c’était un littéraire qui écrivait cela, il serait à la poubelle depuis longtemps. Mais c’est un scientifique, qui a passé son temps à l’observation minutieuse d’objets, il est dans les sciences ‘dures’ dirions-nous, mais il décrit dans un langage littéraire ce qu’il a perçu dans les sciences dures. Et voici ce qu’il écrit à Pékin, on s’approche de la fin : « Examinée à la lumière d’une science générale du monde qui sait faire leur place aux énergies spirituelles dans une troisième Infini, la crise que nous traversons est de signe positif » – nous sommes à Pékin, la guerre est proche… – « Ses caractères sont ceux non d’une désagrégation mais d’une naissance. Ne nous effrayons donc pas de ce qui, à première vue, nous semblerait être une discorde finale et universelle. Ce que nous subissons n’est que le prix, l’annonce, la phase préliminaire de notre humanité. »
Concluons. Cette noosphère, en fait, c’est un passage vers l’ultra-humain. Et j’emprunte cette conclusion à un article que le Père Martelet a préparé pour la revue Etudes sur Teilhard, qui paraîtra au début de 2003, qui est un parcours de l’œuvre de Teilhard, et il dit ceci sur la noosphère : La noosphère, l’enveloppe pensante de la Terre, concept teilhardien par excellence, risque de prêter à grave confusion. Lui-même n’a-t-il pas dit un jour, à une dame qui le sollicitait – l’éternel féminin : Si l’on pouvait voir la Terre de la Lune, comme on voit la Lune de la Terre, on la verrait bleue de ses océans, verte de ses forêts et phosphorescente de sa pensée. Or, étant allés sur la Lune, nous n’avons pas observé la moindre trace de cette phosphorescence sur la Terre. La noosphère est donc, dit le Père Martelet, et il a raison, une image à comprendre dans son rapport à la réalité qu’elle veut suggérer. C’est cette réalité qu’il faut essayer de faire saisir. Et voilà cette réalité, c’est dans Les singularités de l’espèce humaine (1954) – nous sommes à la fin, la pensée est sans doute complètement affermie : « A la différence des simples animaux, qui peuvent être ubiquistes » – se déplacer partout – « mais sans jamais parvenir à s’organiser en une seule unité biologique à travers les continents, l’homme, lui, depuis les premières traces de l’outil et du feu que nous connaissons, n’a jamais cessé, par jeu d’artifices planés et d’aménagements sociaux, de tisser peu à peu, par-dessus la vieille biosphère, une membrane continue de pensant tout autour de la sphère, la noosphère. » Donc, ce qui caractérise l’humanité par rapport à l’animalité, c’est la noosphère. Il faut dire cela aux jeunes générations, car je suis frappé de ce qu’ils vont avoir à subir les assauts d’une lecture des origines de l’homme qui efface les spécificités : langage, la symbolique de communication, les seuils, tout cela, dans la science actuelle, a tendance à être gommé. Il faut alors avoir une lecture de la spécificité humaine, noosphérique, qui soit forte, sinon vous entrez dans les lectures utilitaristes qu’adorent les Anglo-Saxons, qui consistent à dire : entre le petit de l’homme et le petit de l’animal, il n’y a pas grande différence, peut-être même que le petit de l’homme est inférieur à l’animal parce qu’il apprend moins vite… et donc, les expériences de laboratoire, la souffrance des animaux plus forte que la souffrance des hommes… nous allons avoir une espèce de crise lecture des origines de l’homme extrême. C’est pour cela que Teilhard est important, et c’est ainsi d’ailleurs que le Père Martelet termine son article, je vous lis son dernier paragraphe sur la noosphère. « Même si Teilhard peut demander à l’une de ses correspondantes : ‘Pourquoi n’aimeriez-vous pas la noosphère, si vous aimez l’océan ou le ciel bleu ?’, ce n’est pas parce qu’il croit à une couleur ou à une sorte d’objectivité océanique de la pensée, mais simplement parce qu’il désire faire valoir l’universalité de ses effets sur la Terre où, ayant surgi, elle ne cesse de se développer. La véritable identité de la noosphère, c’est donc l’humanité elle-même en tant qu’elle est responsable des corrélations innombrables qui doivent humaniser la terre. Jamais Teilhard ne donne vraiment à croire que la pensée s’affranchit comme telle, dans la noosphère, de la réalité de l’homme, sans que d’ailleurs la pensée humaine se ramène à cette seule expression noosphérique. » Et voici une question pour finir : « Le problème capital que pose la noosphère ainsi comprise n’est donc pas d’abord pour Teilhard le développement d’un « cyberespace » ou d’un « tout Internet » mais bien celui d’un passage évolutivement nécessaire à ce qu’il appelle un ‘ultra-humain’. » – c’est le point Oméga.
Oui, la noosphère ne se ramène pas aux techniques de communication du monde actuel, si pertinentes soient-elles, mais qui posent autant de problèmes qu’elles n’en résolvent – et attention, Teilhard est grand désormais, surtout peut-être parce qu’il introduit un rapport entre l’humain et le divin, vers l’En-Haut, vers l’Avant, comme étant essentiel pour que l’homme puisse être un homme. S’il quitte ce rapport, il y a quelque chose de l’humanité qui va s’effacer ou mourir ou se dégrader. C’est moins le problème des origines que le problème de la finalité de l’homme, ce sont bien les questions que se posent les hommes dans le monde d’aujourd’hui. Je vous remercie.
Mme Plagnol – Je voudrais d’abord remercier le Père Madelin des qualités très pédagogiques de son enseignement, qui m’a rappelé tout à fait ce que recevaient mes fils en nourriture à Franklin, dans la manière dont on partait des mots et du texte lui-même, et je crois que c’est une nourriture très importante pour l’esprit. De ce point de vue, je regrette beaucoup que les collèges n’aient plus de Jésuites comme enseignants, certains oui on cette chance, mais pas tous. Justement, vous avez très bien expliqué ces couches, ces strates successives chez Teilhard lui-même, comme une pyramide avec des degrés, et je trouve que c’est très enrichissant et très clair. Je me pose la question de la transmission. Si je me suis cassé la tête sur les origines de l’homme, qui passionnent les jeunes à l’heure actuelle – et vous avez tout à fait raison de penser qu’il faudrait expliquer l’histoire des sciences, parce que c’est cela qui les fascine, et ce ne sont pas les médias qui le font – mais je suis plus orientée, à mon âge, vers le devenir, et Teilhard a une réponse à cette quête du sens, disant justement – et le Père Boulad avait déjà éclairé cela – que l’Alpha est dans l’Oméga, le commencement est dans la fin. Ce qui est très parlant, à l’heure actuelle, dans la crise que nous traversons, et qui est un signe positif que nous donne la lecture de Teilhard, c’est le fait que nous devenons encore, à chaque instant de notre vie, et que nous ressuscitons, en quelque sorte – la résurrection se fait chaque jour. C’est quelque chose que je comprends mieux maintenant, et qui est un espoir formidable que le christianisme devrait reprendre à son compte, parce qu’il est encore trop vu comme pessimiste. Le christianisme était très pessimiste, à mon époque, étant orienté essentiellement vers la Croix, vers le problème du mal, la question de la liberté. J’aurais aimé que vous nous éclairiez à ce sujet, parce que le christianisme est encore dans les pas de l’enfantement, peut-être, dans la transmission ?
- Madelin – C’est une vraie question, mais je ne peux y répondre comme cela, moi-même je n’ai pas de science infuse, par définition, de ce que sera le futur – le futur n’est plus ce qu’il était, comme disent les gens… Mais je suis sûr que dans le développement scientifique moderne, la flèche que décrit Teilhard est une flèche extrêmement importante. Je pense aussi que Teilhard s’inquiéterait de voir les chrétiens, et pas seulement les chrétiens, commencer à flancher sur le travail de la raison – c’est très frappant dans les milieux scientifiques, même chrétiens aujourd’hui, il y a une espèce de scepticisme, pas sur la raison, mais sur les constructions de l’homme en société – donc il y a quelque chose de la passion de la science exacte dans nos sociétés qui est en train de s’effacer quelque peu. Les professeurs de sciences sont inquiets – La Main à la Pâte, Charpak, etc. – parce que l’on voit, dans le scolaire, l’orientation vers les sciences exactes diminuer. Ce n’est pas encore tragique en France, il y a d’autres pays d’Europe où c’est plus tragique, il y a là quelque chose qui inquiéterait Teilhard. C’est peut-être dû justement aux excès du scientisme, d’une lecture complètement plate qui ne donne pas d’espérance à tous les phénomènes de la matière, en ce sens-là, on ne peut accuser Teilhard. Je ne peux que répondre à votre interrogation que nous sommes dans un devenir, que le christianisme, s’il est davantage tourné vers le futur, a des chances, parce qu’il faut qu’il efface des traces du passé – pas seulement les faces de culpabilisation du péché, c’est plutôt les faces de connivence avec les pouvoirs politiques, je pense que c’est cela qui est surtout en cause, c’est que la religion catholique a eu en France une espèce de monopole de l’interprétation des choses, on va le lui faire payer pendant un certain temps, jusqu’à ce que l’on s’aperçoive qu’elle n’est plus exactement à l’endroit où l’on tape… On le fait moins payer dans les pays où existe déjà un pluralisme religieux catholique – protestant, parce que les adversaires étaient à l’intérieur du système religieux, la France n’a pas connu cela.
Donc c’est le futur qui est important, et ceci est très bien placé pour le futur. Il y a une image que je n’ai pas donnée, c’est celle des fleurs, très importante chez Teilhard, le bananier, il ne l’emploie pas mais c’est une belle image, l’image de l’iris – ce ne sont pas des couches qui se superposent, il aime beaucoup les fleurs où il n’y a pas de tronc central, le tronc, ce sont les différentes feuilles, c’est cela la manière dont Teilhard voit la science. C’est buissonnant, et en même temps c’est toujours centré, sans vraiment qu’on puisse définir une colonne vertébrale centrale qui ne bougerait jamais. Donc, il y aura d’autres Franklin en 2047 !
Question de Madame Chafika Mansour – Concernant l’accomplissement de l’évolution cosmologique, peut-on parler d’une certitude de l’évolution positive cosmologique chez Teilhard, ou d’une aspiration dépendant de sa propre nature, très optimiste, en ce qui concerne la cosmologie, de sa foi en la valeur des concepts humains de sens, de l’unité concrète de l’humanité, surtout qu’on ne peut comprendre sa doctrine si on supprime la perspective d’eschatologie centrale de la liberté, comportant le risque toujours actuel d’un échec total ?
- Madelin – Ceci est en effet très central. Tout à l’heure j’ai lu ce texte où, manifestement, il s’est heurté dans un congrès à des contradicteurs qui lui ont dit : oui, mais cette évolution, ce côté irréversible, c’est discutable, parce que la guerre de 14, la crise économique de 1929… le capitalisme aujourd’hui aux Etats-Unis, il faut sévir parce qu’il n’est pas conforme à ce qu’on attendrait de la transparence financière… Eh bien, Teilhard a répondu : j’aime mieux avoir mon songe à moi – c’est une expression dangereuse, mais c’est le songe de Gabaon, le songe au sens biblique – que cette pauvre réalité que vous nous présentez comme la vraie réalité, parce qu’elle est incapable de mobiliser quoi que ce soit. Si vous avez un discours sur le thème : il faut redresser le capitalisme, Enron, cela va aller mieux… c’est ce que l’on disait en 68 : on n’est pas amoureux d’un taux de croissance. De temps en temps, en lui-même Teilhard doit se dire – parce qu’il est trop chrétien ou trop occidental pour ne pas être marqué par le problème de la liberté – cela doit pouvoir échouer, sinon ce n’est pas vraiment un système humain. Mais comme il est profondément croyant, il est aussi habité par l’eschatologie chrétienne : ce monde a une fin, ce monde va vers quelque chose, cette fin est déjà présente, il y a des réalités dernières, et nous sommes dans les réalités avant-dernières, pour parler comme Bonhöffer, un autre grand de cette époque. L’Apocalypse, ce n’est pas que cela va mal se terminer, c’est qu’il peut y avoir des phases extraordinairement délicates en cours de route, il y aura des retours en arrière. Le problème de Teilhard, c’est peut-être qu’il gomme ‘les bosses’, alors que le Livre de l’Apocalypse dit : attention, il y aura encore mille ans où le mal sera à l’oeuvre… mais à la fin, oui, « Dieu essuiera toutes larmes de leurs yeux… ». Nous voyons bien que c’est un combat. Nous allons bientôt fêter la Toussaint et dans l’Apocalypse, quand on interroge les sages qui sont autour du Trône de l’Agneau, ils disent : mais d’où viennent ces hommes de toutes tribus, de toutes races ici rassemblés et qu’ont-ils fait ? Ils viennent de partout et ils ont traversé la grande épreuve. Et la grande épreuve, c’est tenir bon, dans la fidélité, à travers tout ce qu’il peut arriver. Personnellement, je vois Teilhard comme celui qui traverse la grande épreuve. Et je réponds à votre question : oui, il n’oublie pas que cela peut être ‘oui’ ou ‘non’ parce qu’il a conscience de la liberté, mais il a tendance à gommer cela à cause d’une eschatologie positive qui l’habite comme croyant. Mais on pourrait en discuter longuement.
Père H.Boulad – Je voudrais ajouter à ce que tu viens de dire que ce n’est pas uniquement en tant que croyant qu’il répond de façon positive à la question de Mme Mansour. Il dit : l’évolution n’aurait pas commencé, cette immense aventure toute pleine de chaos, d’incertitude, comme tu viens de le dire, n’aurait pas commencé si elle n’était pas sûre d’aboutir. Et il le dit non pas tant au nom de sa foi, mais au nom de l’immensité, de l’énormité du phénomène, qui aurait été pour ainsi dire inconcevable pour Celui qui a donné ‘la chiquenaude’ primitive et qui le mène lentement à son terme, s’il n’y avait pas une certitude absolue d’aboutir. Et il y a plusieurs textes où il assure cela en mettant totalement sa foi entre parenthèses. Vous allez dire que ce n’est pas une preuve. Mais pour lui c’est une preuve, je pense. Il dit : ce cheminement pendant quinze milliards d’années, avec tous les aléas qu’il comportait, n’aurait pas commencé s’il n’y avait pas une certitude absolue d’aboutir.
- Madelin – Oui, c’est très juste.
- Briké. – Merci pour votre superbe exposé. J’ai deux questions à vous poser. L’une : oserai-je dire que Teilhard de Chardin a été plus ou moins influencé par les idées yogi – Brahmapoutra – parce qu’elles touchent beaucoup à l’idée de la noosphère ? Il n’a jamais mentionné la philosophie indienne, pourtant il est allé en Asie. Et la seconde question : les idées sur la noosphère viennent-elles après ou avant la découverte que tout est forme d’énergie – nous, les plantes, les pierres, la lumière… ?
- Madelin – Pour ce qui est de la psychanalyse jungienne et du bouddhisme, il s’est trouvé en Chine, un lieu où le bouddhisme n’est pas central, donc il ne le connaît pas bien. Mais il a écrit des choses tout de même…
Mme Mansour – L’apport spirituel de l’Extrême-Orient a été exprimé, c’était en 1947, où Teilhard a fait une excellente synthèse sur les religions de l’Inde, de la Chine et du Japon et je crois qu’il a rendu hommage à l’apport positif de la religion indienne, tout en lui reprochant cette perspective de l’absolu qui n’était pas conçu comme l’absolu chrétien, et du rapport de l’un au multiple. Dans ce rapport de l’un au multiple, il disait que pour la religion chrétienne, il y a cette volonté de convergence vers l’absolu, tandis que dans ces religions il y a une sorte de dissolution de la personne, de l’ego et du moi personnel, donc une sorte d’anéantissement du multiple pour aboutir à l’un – comme du sel qui se dissout dans l’océan, et c’est la négation de la personnalité. En ce qui concerne le bouddhisme, il avait, je crois, parlé de son influence.
- Madelin – En vous écoutant, je constate que Teilhard était en phase avec ses contemporains jésuites, parce que c’est le moment où Daniélou écrit sur l’Orient Le saint et le sage – Daniélou a un frère qui est indianiste, avec lequel ses relations sont un peu complexes… Et surtout le Père de Lubac, qui a été un introducteur de la compréhension du bouddhisme en France. Tout cela est lié aussi à Montchanin – saluons les Lyonnais. Je ne pense pas qu’il ait beaucoup insisté sur l’interreligieux, mais il a perçu ce qui se passait. La notion de centration, personne, cérébration, ce n’est pas tout à fait la même optique que la façon dont la personne est conçue dans l’univers : autant l’univers s’en rapproche, autant la notion de personne, vous venez de le dire, serait tout à fait autre chose : on va vers une plus grande spiritualisation, concentration surtout de la personne, une recourbure vers le centre, complexification croissante. Quant à la psychanalyse…
Mme Mansour. – Je ne parle pas de psychanalyse, mais bien avant Teilhard, je parle strictement de noosphère, de contact de cerveau à cerveau
- Madelin – Là dessus, je suis ce que son ami Daniélou dit. Il y a un article célèbre de Daniélou en 1947, qui s’appelle Le yogi et le saint, où il reprend les éléments qui viennent d’être indiqués, ce qui annonce Vatican II. Daniélou dit : attention, la sainteté ce n’est pas le yogi, c’est l’intégration de l’expérience du Christ. Nous n’en savons pas plus pour vous répondre. La deuxième question, c’est l’énergie, la noosphère ? J’ai essayé de dire tout à l’heure que c’est la fin qui explique le commencement, c’est-à-dire que Teilhard voit la matière animée parce qu’il sait que l’esprit n’est pas seulement au terme, mais au commencement. C’est parce qu’il a une notion qui regroupe et matière et esprit dès le départ qu’il peut comprendre une évolution qui va vers une universalisation de l’esprit. Il y a un certain nombre de scientifiques qui n’aiment pas Teilhard parce qu’il met des majuscules partout, tout est énergie… alors où est l’observation scientifique qui permettrait de fonder quelque chose ? Elle n’est pas là, elle est ailleurs. Là ce sont des textes du second degré où il essaie de réfléchir à ce qu’il vérifie par ailleurs. J’ai l’impression que ses amis et connaissances sont plutôt des scientifiques ‘durs’, ce sont plutôt eux qui viennent vers lui. Nous sommes dans la crise d’une explication scientifique sèche, et cela n’a fait que s’accentuer en Occident, j’ai parlé tout à l’heure de ce que les jeunes pensent des sciences, cela leur fait peur, parce que c’est lié à l’événement atomique, aux mutations biologiques… ils sont très sévères. Mais lui rencontre des gens comme Huxley, il est en contact avec des observateurs scientifiques qui sont en même temps des philosophes de la science.
M.Brikké – Dans l’analyse que nous faisons de la portée de la noosphère, nous devrions probablement distinguer, comme on distingue dans la biosphère, des couches ou des espèces, des phyla. Je veux dire : l’économie, le commerce, et d’autre part les questions religieuses et spirituelles.
A.Peltre – Dans la biographie la plus répandue de Karl Gustav Jung, par un certain Wehr, Jung est interviewé par Wehr et sur une table il y a Le Phénomène Humain, et Jung dit : oui, c’est un livre extraordinaire. Et Jung présuppose une partie de Teilhard sur la noosphère, parce que la théorie des archétypes est incompréhensible s’il n’y avait pas déjà, en puissance, une noosphère. Donc, je n’ai aucun élément de Teilhard sur Jung, mais Jung sur Teilhard, c’est clair : admirateur inconditionnel !
- Brikké – Pour rebondir sur ce qu’a dit Mme Chafika Mansour, je voudrais rappeler que le Père Teilhard dans ses écrits, et encore plus dans ses carnets, est en dialogue constant avec l’hindouisme, à propos du panthéisme. On lui a reproché son panthéisme et il a bien défini la voie de l’Ouest du panthéisme de Dieu, qui était la sienne, en l’opposant et en expliquant pourquoi, avec la voie de l’Est et il prenait comme exemple le panthéisme de fusion hindou.
- Vescia – Je sais que le Père Georges-Henry Baudry qui est un spécialiste de la pensée de Teilhard travaille sur ce sujet et je me permets de vous renvoyer à ses écrits dont je peux vous donner la liste.