L’Egypte au temps de Teilhard

L’Egypte d’il y a plus de cent ans, au début du siècle dernier, lorsque Teilhard y est affecté pour enseigner la physique et la chimie à des égyptiens francophones qui fréquentent les écoles jésuites comptait seulement onze millions d’habitants, alors qu’elle en compte plus de 70 millions aujourd’hui. Onze millions, cela peut paraître modeste, et pourtant à l’époque on commençait à parler déjà de surpeuplement. Parce que l’Egypte avait été pendant des siècles, sinon des millénaires, un pays démographiquement assez stable. Nous ne possédons pas de chiffres précis – les premiers recensements datant du milieu du 19ème siècle – mais on sait qu’il y avait, au temps de l’expédition de Bonaparte, c’est à dire près d’un siècle plus tôt, environ quatre millions et demi d’habitants, et que ce chiffre s’était maintenu au cours des siècles, en raison d’une forte natalité et d’une forte mortalité due essentiellement aux épidémies. A partir du moment où la vaccination a été introduite, au milieu du 19e siècle, la situation sanitaire s’est améliorée et la population égyptienne a commencé à croître progressivement.

L’Egypte a toujours été un pays à la fois surpeuplé et vide – vide parce que c’est un désert, et surpeuplé parce que toute la population est concentrée dans la vallée du Nil.

Signalons une petite étude réalisée autour de 1905 dans un village de Haute-Egypte : elle fait état d’une moyenne de… de 14 à 15 enfants par famille. Parmi eux, il n’y a que 5 à 6 survivants. On a pourtant introduit la vaccination des nouveau-nés une quinzaine d’années plus tôt et elle est entrée plus ou moins dans les mœurs. Mais les conditions sanitaires restent désastreuses. L’ophtalmie fait des ravages. Les étrangers qui viennent en Egypte ont l’impression d’avoir affaire à un peuple d’aveugles ou de borgnes…

L’Egypte est à cette époque un pays rural à 80%, où les paysans n’ont pas beaucoup changé leurs habitudes millénaires : ils vivent toujours, pour la plupart, dans des maisons de terre cuite, continuent à utiliser les vieux outils qu’on voit dessinés du temps des Pharaons – en particulier le ‘chadouf’ cette machine très rudimentaire pour élever l’eau ou encore ce qu’on appelle dans d’autres pays la ‘noria’ et en Egypte la ‘sakyeh’.

Malgré tout, l’Egypte où débarque Teilhard est en bien meilleure santé économique que 25 ans plus tôt, au début de l’occupation anglaise. Celle-ci a commencé en 1882, vingt-trois ans avant l’arrivée de Teilhard au Caire. L’Egypte, qui était couverte de dettes, à cause de l’ouverture du Canal de Suez, en a remboursé une partie ; le Nil est mieux exploité grâce aux travaux hydrauliques des ingénieurs anglais qui en particulier viennent de construire le premier barrage d’Assouan. Mais ce pays rural à 80%, et relativement riche, n’est pas capable de subvenir à ses besoins alimentaires. Il importe du blé, de l’orge, des animaux, des légumes… et paie tout cela avec son « or blanc », le coton qui est de très belle qualité et s’exporte, surtout en Angleterre. Tous les agriculteurs veulent en produire, parce que c’est la denrée de loin la plus rentable.

Sur dix habitants de la campagne, on compte un seul propriétaire. Autant dire que les inégalités sociales sont criantes. La situation du paysan, depuis l’occupation anglaise, s’est un peu améliorée, mais on venait de très bas. La répartition des impôts est un peu plus équitable, même si le paysan est toujours accablé d’impôts.

Le Caire est une ville d’un million d’habitants (aujourd’hui, 18 millions, dit-on). C’est une ville qui compte encore de nombreux arbres, notamment dans le centre occupé par des européens. Un parc magnifique, l’Ezbékieh, au centre de la ville du Caire a été conçu sur le modèle du Bois de Boulogne. Dans cette ville, il y a encore des porteurs d’eau, qui circulent avec des outres en peau de chèvre sur leur dos, bien qu’il y ait déjà des canalisations, mais pas encore de réseau d’égouts – il ne sera installé qu’à partir de 1915. Le Caire possède des tramways et des omnibus à chevaux. Pierre Teilhard de Chardin est d’ailleurs surveillant à bord d’un omnibus du collège, le matin, tracté par des ânes. Quelques automobiles ont fait leur apparition. C’est une ville qui change et scandalise Pierre Loti, en voyage au Caire au début de 1907. Dans La mort de Philae, il fait un tableau apocalyptique de la ville du Caire, excessif évidemment.

Deux villes nouvelles sont en train de surgir aux abords de la capitale : au sud, Méadi, qui sera très anglaise; et, au nord-est, la ville imaginée par un Belge, le baron Empain, Héliopolis. De nos jours, en quittant l’aéroport on longe Héliopolis, une ville nouvelle qui a été bâtie au siècle dernier, en plein désert et pour laquelle on a inventé une architecture spéciale, mi-orientale, mi-occidentale. Héliopolis était une ville cosmopolite, très francophone, à l’image d’Alexandrie.

L’Egypte de Teilhard est un pays occupé, de manière un peu particulière. D’abord, c’est toujours une province ottomane. Le khédive n’est que le vassal du sultan de Constantinople. Mais ce souverain lointain n’est qu’une sorte de propriétaire et de surveillant, à qui l’on verse chaque année un tribut.

L’Egypte est surtout occupée par les Anglais. On a l’impression qu’ils sont là depuis des siècles, ils sont chez eux : les représentants de Sa Majesté ont adopté le tarbouche (le fez rouge égyptien), ils ont des titres de bey ou de pacha – le chef de la police du Caire, par exemple, est un pacha anglais – , ils ont leurs clubs, et se retrouvent entre eux …

Le khédive, Abbas Helmy, est très jeune. Il n’avait pas dix-sept ans lors de son arrivée au pouvoir, en 1892. La population égyptienne avait accueilli avec enthousiasme ce garçon beau, cultivé, polyglotte, éduqué à Vienne, persuadée qu’il allait libérer le pays des Anglais. Mais ceux-ci vont très vite le mettre sous tutelle. N’ayant pas de réel pouvoir, il va se réfugier dans les plaisirs, exactement comme le fera le roi Farouk, quarante ans plus tard : il va se construire un palais à Alexandrie, le palais de Montazah, où, à défaut de gouverner, il aura une locomotive-kiosque, un télégraphe personnel, des pépinières, des lapinières, etc. Il aura une maîtresse autrichienne, qui se déguisera certains jours en homme pour assister à des réunions au Palais…

L’occupation anglaise est, en principe, provisoire. En arrivant, les Anglais ont dit : nous ne voulons pas occuper le pays, nous venons rétablir l’ordre, rétablir l’autorité du khédive et protéger les communautés étrangères. Mais pour rétablir l’ordre, nous devons réformer toute la machine administrative égyptienne, et cela demande du temps. Ils se sont donc installés dans cette occupation qui ne dit pas son nom, sorte de protectorat déguisé qui ne deviendra un protectorat officiel qu’en 1914, quand la Grande-Bretagne décidera de détacher carrément l’Egypte de l’empire ottoman. Elle remplacera alors le khédive par un sultan, pour bien montrer que l’Egypte est indépendante de Constantinople.

Les Anglais, à l’époque de Teilhard, contrôlent tout. Ils ne sont pas très nombreux, mais l’Egypte n’a pas besoin de nombreux occupants pour être surveillée : c’est un mince ruban de verdure dans le désert. Chaque ministre égyptien est flanqué d’un conseiller anglais qui décide à sa place. Le vrai maître du pays est le consul anglais, le fameux et tout puissant Lord Cromer. Ce fils de banquier est déjà passé par les Indes où il a montré ses capacités – on l’appelait le « vice-vice-roi des Indes ». En Egypte, il est vraiment le roi.

Les Anglais ont décidé d’abolir ce qu’ils appellent les trois ‘C’ : la corruption, la corvée et le corbache (le fouet). Depuis 1882, la corruption a effectivement diminué. La corvée, qui consistait à mobiliser des milliers de paysans, sans les payer, pour réaliser des travaux publics – a été supprimée. Quant au fouet, il va malheureusement encore durer longtemps…

Le souci des Anglais est de « civiliser », comme ils disent, l’Egypte. En réalité, ils cherchent surtout à la contrôler pour l’empêcher de tomber en d’autres mains, car elle occupe une position stratégique sur la route des Indes par le canal de Suez, dont les principaux clients sont les navires britanniques.

En face des Anglais, il n’y a pas grand monde. L’empire ottoman est déjà en pleine décrépitude, le nationalisme égyptien est balbutiant. Mais la presse est libre, et Lord Cromer la laisse habilement s’exprimer, tout en contrôlant l’information – ou la désinformation, – comme on dirait aujourd’hui. Un jeune tribun nationaliste, en ces années Teilhard, est le célèbre Mustapha Kamel qui a passé une licence de droit à Toulouse, qui correspond avec une journaliste française très connue à l’époque, Juliette Adam.

En face des Anglais, il y a surtout la France. Les nationalistes égyptiens sont naturellement tournés vers elle pour s’opposer à l’Angleterre. Mais en 1904, Paris et Londres vont conclure une Entente Cordiale pour se partager les zones d’influence : la France aura les mains libres au Maroc et l’Angleterre fera ce qu’elle veut en Egypte. Les nationalistes égyptiens ont le sentiment d’avoir été trahis, mais ils n’ont pas le choix. Souvent de culture française, ils continueront pendant des décennies à conjuguer les verbes ‘libérer’ et ‘évacuer’ en français…

La France, à l’époque de Teilhard, est indissociable d’un milieu cosmopolite, au Caire, à Alexandrie et dans l’isthme de Suez, à Ismaïlia. Ce milieu est très présent aux Collèges des Jésuites du Caire et d’Alexandrie. Il est composé d’Egyptiens occidentalisés, musulmans ou chrétiens coptes, de juifs, d’Européens et de Levantins, des Grecs, des Italiens, des Arméniens et des Syro-libanais, très actifs dans le commerce notamment.

Les Français, dans ces années 1900, sont les principaux porteurs de la dette égyptienne ; ils occupent une place de choix dans le secteur bancaire, possèdent la plupart des usines de raffinage de sucre en Egypte, et possèdent le tout-puissant Crédit Foncier égyptien. Ils contrôlent le canal de Suez et ont bâti des villes, comme Port-Saïd et Ismaïlia, qui font de l’isthme de Suez une sorte de province française. Ferdinand de Lesseps, le fondateur de la Compagnie de Suez, a une statue géante à Port-Saïd, à l’entrée du canal – statue qui sera déboulonnée en 1956… mais qui a retrouvé sa place, 50 ans après !

Mais l’influence de la France est loin de se limiter à l’isthme de Suez. Un observateur français, Lucien Malosse, qui visite l’Egypte dans ces années-là, constate : « Elle est partout, elle est dans l’air que l’on respire, elle est un peu comme ces parfums qu’une jolie femme laisse sur son passage. » Autrement dit, si l’Angleterre domine ce pays militairement, économiquement en grande partie, politiquement bien sûr, la France, elle, joue sur un autre registre : elle essaie de gagner le cœur des Egyptiens, de diffuser sa langue et sa culture. En effet, dans les milieux d’affaires, dans les milieux intellectuels, dans les milieux nationalistes, la principale langue utilisée est le français. Le français n’est pas seulement une langue de salon : c’est la langue des affaires, de la politique, de la Cour du Khédive, c’est aussi une langue qu’une élite moyen-orientale parle à la maison. Evidemment, ce n’est pas une langue de masse, son emploi se limitant aux milieux occidentalisés.

La France a un atout important : l’égyptologie. C’est un Français qui a déchiffré les hiéroglyphes, Champollion, (1790-1832) un siècle plus tôt, et c’est aussi un Français qui dirige le service des Antiquités Egyptiennes – à l’époque de Teilhard : Gaston Maspéro, (1846-1916) qui dirige aussi le Musée du Caire, fondé par son compatriote Auguste Mariette, (1821-1881). Maspéro dirige l’Institut Français d’Archéologie Orientale au Caire, une institution magnifique, digne des institutions européennes, possédant une superbe imprimerie et éditant un prestigieux Bulletin depuis plus de cent ans.

La France est surtout implantée en Egypte grâce aux établissements scolaires. On ne dira jamais assez l’importance des écoles religieuses catholiques, qui ont commencé à s’installer dans la vallée du Nil au milieu du 19ème siècle : des écoles de filles comme le Bon Pasteur, le Sacré Cœur, ou La Mère de Dieu, ou de garçons, comme celles des Frères des Ecoles chrétiennes, antérieures à toutes. Les jésuites n’arrivent qu’à la fin des années 1870. Ils sont envoyés par le Pape, non pas pour créer des écoles, mais pour convertir les coptes orthodoxes : il s’agit de ramener au bercail, « dans la vraie foi », ces « schismatiques »… Mais les jésuites, comme vous le savez, ne peuvent pas s’empêcher, quand ils vont quelque part, de créer un collège… Après avoir ouvert un petit séminaire au Caire, ils créent donc le Collège du Caire en 1879 et entrent aussitôt en conflit avec les Frères des Ecoles Chrétiennes. Il va falloir que Rome arbitre et partage les rôles : les jésuites seront donc les seuls à enseigner le grec et le latin mais aussi à se doter d’une section égyptienne, en langue arabe …

Ces écoles catholiques françaises jouent un rôle capital dans l’éducation des élites égyptiennes et dans l’éducation du milieu cosmopolite. Car, contrairement aux écoles arméniennes, italiennes ou grecques, elles accueillent des élèves de toutes origines nationales et de toutes religions. Tout en s’interdisant de convertir les musulmans.

Autour de 1905, l’Egypte compte 25 écoles anglaises (2.300 élèves) et 137 écoles françaises (18.000 élèves). Il y a des écoles américaines, des missions protestantes, qui elles aussi s’intéressent aux « schismatiques », mais elles sont installées pour la plupart en Haute Egypte et ce sont essentiellement des écoles primaires.

Lord Cromer veut instituer au collège des jésuites une section anglaise. On le lui refuse : la Compagnie est universelle, mais le Collège jésuite du Caire est français… En 1908, alors que Teilhard est encore en Egypte, les écoles françaises réunissent 25.000 élèves, qui représentent un sixième des effectifs scolaires de tout le pays. Sans compter 2.500 inscrits dans des écoles non françaises comme celle de l’Alliance Israélite, mais dont l’enseignement se fait en français. A partir de 1909 s’y ajouteront les lycées de la Mission laïque française au Caire, à Alexandrie et à Port Saïd.

Une autre place forte en Egypte, dans les années Teilhard, ce sont les Tribunaux Mixtes. Il s’agit d’une justice internationale, dont le rôle est de traiter les différends qui opposent les personnes ou les sociétés de nationalités différentes. Ces tribunaux ont un tel prestige que tout le monde s’invente une ‘cause mixte’ pour être jugé par eux… La langue dominante est le français. Ces tribunaux ont d’ailleurs été créés en s’inspirant du Code Napoléon. Ils ont donc besoin de juges, d’avocats, de greffiers, de secrétaires, qui parlent français. Ce sera un appel d’air considérable pour les écoles françaises d’Egypte.

Aujourd’hui, plus de cinquante ans après la révolution nassérienne, si le Collège où a enseigné Teilhard est encore intact, s’il continue à être l’un des meilleurs établissements du pays, la francophonie s’est réduite comme peau de chagrin. Mais une Université française d’Egypte vient de voir le jour en ce début de XXIe siècle. Elle peut offrir un débouché naturel aux élèves des ex-écoles françaises, devenues égyptiennes, qui enseignent toujours certaines matières dans la langue de Molière. C’est sur elle que comptent les défenseurs de la francophonie.

Teilhard a eu beaucoup de chance de connaître l’Egypte des années 1905. Majoritairement de religion musulmane, elle compte une minorité de chrétiens qui ne sont pas arabes et qui sont les véritables descendants de l’ancienne égypte, les Coptes. Ce sont les chrétiens d’Egypte. Il existe une grande Eglise, dite orthodoxe, qui réunit des millions de Coptes Egyptiens, une toute petite Eglise copte catholique, qui avait été promue par les missionnaires catholiques français, et plusieurs petites Eglises coptes protestantes, nées de l’action des missionnaires anglo-saxons. Les Coptes constituent la communauté chrétienne la plus importante numériquement du monde arabe. Ce sont des Egyptiens de souche, ce n’est pas une minorité qui serait venue de l’étranger et qui aurait été égyptianisée. Les Coptes appartiennent à tous les milieux sociaux, à la ville comme à la campagne. Pourtant, dans ce pays où officiellement tous les citoyens sont égaux, la Constitution s’inspire du droit musulman. Les Coptes se plaignent à juste titre d’être exclus des principaux postes de la police. Il n’y aucun président d’université copte, aucun gouverneur de région copte, etc. Teilhard n’a pas rencontré l’Islam, il ne s’est pas intéressé à l’Islam. D’une manière générale, il s’est beaucoup plus intéressé aux fossiles qu’à la population locale… Il n’avait même pas, lui, cet homme si curieux, la curiosité de l’Egypte ancienne, ce qui de nos jours paraîtrait impensable. A l’époque de Teilhard venait d’être conclue l’Entente cordiale, dans laquelle il était spécifié que la direction des Antiquités égyptiennes revenait aux Français. Mais les Anglais ne s’y résignaient pas vraiment. Ils essayaient de prendre le contrôle de cet organisme, en y nommant un secrétaire général, un vice-président, etc.

L’un des atouts de Champollion pour déchiffrer les hiéroglyphes a été sa connaissance de la langue copte. Le copte aujourd’hui n’est plus qu’une langue liturgique, mais c’était une langue vivante et parlée en Egypte dans les premiers siècles de notre ère. A partir du 4ème siècle plus personne n’a su lire les hiéroglyphes, parce que la religion égyptienne a été considérée comme païenne. Les Coptes avaient conservé leur langue, qui ne s’écrivait plus en copte mais en grec, sauf une demi-douzaine de signes, et c’est l’une des pistes qui ont permis à Champollion de décripter les hiéroglyphes. On peut dire que les coptes descendent des Egyptiens de l’l’époque des Pharaons. Mais ils ne sont pas les seuls. Tous les musulmans d’Egypte ne sont pas venus de l’extérieur. Nombre d’Egyptiens de souche sont devenus musulmans, de même que les Coptes sont devenus chrétiens… Ce qui est sûr, c’est que tous les Coptes sont égyptiens à 100% et que tous les égyptiens ne sont pas des arabes bien qu’ils soient désignés ainsi par les occidentaux. La curiosité qu’éprouvait le jeune Teilhard en arrivant en Egypte n’était pas celle qu’il éprouvera plus tard pour l’humanité tout entière. Pas encore assez mûr pour cela à 25 ans, attiré aussi bien par la science que par la théologie.

Il a beaucoup aimé l’Egypte comme ses Lettres d’Egypte en témoignent.

Teilhard de Chardin, a été envoyé en Egypte quelques années avant son ordination sacerdotale, pour compléter sa formation en passant par la case de l’enseignement dans les collèges. Envoyé au Caire, au collège de la Sainte-Famille, comme « régent » selon la terminologie officielle. Il enseigne dans cet établissement de la Compagnie de Jésus au titre de professeur de physique et de chimie. Et il se passionne pour l’Égypte. Il entraîne ses élèves dans des expéditions aux alentours. Il arpente le désert, s’intéresse à la flore et à la faune, se met en rapport avec les sociétés savantes, découvre les champs de coton en fleur dans le delta. Il accumule les observations sur le terrain. On peut suivre la somme et la variété de ses activités grâce aux lettres qu’il envoie régulièrement à ses parents dans un style déjà très personnel. On sent son père assez cultivé pour être familier des observations accumulées par son fils.

Ce séjour en Égypte est un repère important dans l’itinéraire de Teilhard. C’est pourquoi le P. Henry de Lubac son ami, bien plus tard, s’efforça de faire connaître ces Lettres à un large public, plus de huit ans après sa mort le 10 avril 1955. L’ensemble proposé dans ce livre a été publié chez Aubier en 1963. Le P. de Lubac voulait faire connaître le Teilhard des commencements avec son goût des sciences et son talent d’écrivain naissant. On n’oubliera pas, en découvrant ces Lettres qu’en 1962, c’est-à-dire une année avant, le P. de Lubac avait rédigé, à la demande des provinciaux jésuites de cette époque, encore et toujours réticents sur la pensée de Teilhard, un livre courageux et bien documenté, « La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin ». Le P. de Lubac prenait habilement la défense d’un homme de foi et d’un homme de science adulé mais injustement critiqué dans certains milieux et jusque dans des cercles ecclésiaux.

Ces Lettres montrent une personnalité en train de se construire et que ses « Écrits du temps de la guerre » vont bientôt révéler à un public plus large. Elles annoncent aussi la place importante qu’occupe la correspondance dans l’œuvre de Teilhard.

Ce qui justifie leur insertion dans les Œuvres complètes d’H. de Lubac c’est le commentaire qu’il fait sous forme d’avant-propos et d’introduction et, plus fondamentalement encore, c’est la volonté même du Cardinal d’exhumer les moindres écrits de son ami pour le faire connaître et le réhabiliter. Henri de Lubac fut, en effet, rien moins que le meilleur éditeur de Teilhard de Chardin. Mieux peut-être, son historien, car, lorsqu’il décide, en 1963 – un an après « La Pensée religieuse du père Teilhard de Chardin » (1962) – de présenter au public ces lettres, il a conscience de remonter à la genèse d’une pensée, celle des années de formation, où Teilhard vit une existence de séminariste, découvre la théologie, reçoit la prêtrise (24 août 1911), côtoie de grands noms (Victor Fontoynont, Léonce de Grandmaison, Guillaume de Jerphanion, Auguste Décisier…) dont certains le suivront tout au long de sa vie (Auguste Valensin). Surtout, il montre un Teilhard qui creuse sa sensibilité scientifique de paléontologue, de géologue, d’entomologiste, de botaniste ou d’ornithologue. Car, au début de sa vie, c’est de sciences naturelles plus que de théologie que le jeune homme est passionné.

En soi et bien que d’une grande fraîcheur, les lettres écrites par Teilhard en Egypte ne sont pas bouleversantes de génie littéraire, d’intuitions spirituelles, d’audaces théologiques ou de confessions intimes comme le seront les lettres plus tardives adressées à sa sœur Marguerite (Guite), publiées par elle en 1961, chez Grasset, sous le titre Genèse d’une pensée, et Lettres de voyage 1923-1955, et plus encore, celles destinées à son directeur spirituel Auguste Valensin ou à ses amis Bruno de Solages et André Ravier et surtout Max et Simone Bégouën. La correspondance de ce volume est principalement marquée du sceau de l’affection filiale, celle d’un jeune séminariste, soucieux d’accompagner ses parents dans la séparation majeure qui est celle de son engagement ecclésial doublé d’un exil géographique. La narration rejoint alors le journal de bord et relate les principaux événements qui ponctuent la vie quotidienne, dans sa régularité (fonctions et offices au jour le jour, nouvelles de la famille, anniversaires, réflexions sur l’actualité) comme dans ses moments plus exceptionnels (expéditions scientifiques, voyages, rencontres, descriptions pittoresques…). Point d’épanchement, point de confidence, point de complainte, point de signes qui disent les mouvements de profondeur de son âme. L’ensemble est mesuré. Le propos est presque banal, dans la lignée d’un genre littéraire traditionnel, celui des Lettres d’édification des anciens missionnaires jésuites, au point qu’Henri de Lubac présente lui-même ces écrits comme étant d’un intérêt mineur.

On pourra se tourner vers cette prose des jeunes années pour y savourer les premières intuitions d’une pensée, les descriptions déjà scientifiques de la nature et des fossiles, les prémices d’une poésie qui ne se connaît pas encore. Car, ce qui se devine ici, c’est la stature scientifique du futur paléontologue autant que la sensibilité spirituelle, voire panthéiste, de l’auteur de La Messe sur le monde. Tout déjà dit cet « amour passionné de l’Univers », cette présence, comme il aime à le dire lui-même, indéniablement sensible dès ce premier voyage lointain en un pays exotique. Tout encore dit cette plume, notoire, du grand écrivain que fut Teilhard, « un savant et un peintre » pour H. de Lubac. Si elles ne sont pas retranscrites, les impressions de ces années égyptiennes sont déjà mystiques, qui font l’expérience de cette « Dérive profonde, ontologique, totale de l’Univers », comme il l’écrira plus tard. Ainsi, sont disponibles toutes les lettres de Teilhard des années 1905 à 1908 à ses parents et le lecteur pourra ainsi retrouver l’authenticité d’une expérience mystique à l’origine de la cosmogenèse teilhardienne.

 

Apprentissage de l’enseignement et découverte de l’Orient                        

   (1905-1908).

L’enseignement en Egypte est une sorte de stage, appelé « régence » il doit être effectué pendant une période de deux ou trois ans avant d’aborder les études théologiques. Ses supérieurs, qui connaissaient bien ses goûts scientifiques et sa compétence en ce domaine, décident de le nommer professeur de physique et de chimie au Caire, dans leur collège de la Sainte Famille. Nul doute que son goût de l’aventure dut frémir de joie à l’annonce de cette nomination pour la mystérieuse Egypte. Fin août 1905, il s’embarque pour la première fois vers cet Orient qui prendra une si grande place dans sa vie. Le cercle de son petit monde va commencer à s’élargir.

Avec la grande facilité d’assimilation qui le caractérise, il s’adapte facilemné de l’Univers».

Un premier flot d’exotisme déferle alors sur lui : « L’Orient entrevu et « bu » avidement, écrira-t-il plus tard, non point du tout dans ses peuples et leur histoire (encore sans intérêt pour moi), mais dans sa lumière, sa végétation, sa faune et ses déserts… » Avant de découvrir le monde des hommes, c’est le monde des choses qui s’offre à lui avec son exubérance de vie et son mystère essentiel. À cet « appel des tropiques » se mêle le « chant des Sirènes », c’est-à-dire la tentation panthéiste. C’est l’époque où « la vision orientale du lotus bleu » exerce sur lui sa plus forte séduction. N’éprouve-t-il pas alors le sentiment d’être « plongé en Dieu par toute la nature » ? Cependant sa foi ardente en la personne du Christ l’empêche de succomber à une sorte de panthéisme romantique à la Goethe, auquel l’inclinait la pente de son tempérament.

Il va effectuer sa ‘régence’ en Egypte, ce pays inconnu, exotique, première porte de l’Orient, cet Orient qui l’attirera et le fascinera longtemps, plus tard. La Chine surtout, pour plus longtemps.

Pierre Teilhard de Chardin débarque à Alexandrie le Mardi 22 août 1905, après une traversée de cinq jours sur le paquebot « Congo » qui avait quitté Marseille le jeudi 17 août – vers les cinq heures du soir-.

Le paquebot a longé l’Italie le lendemain, vendredi 18 août, Teilhard admire le Stromboli et les îles Lipari « effroyablement à pic ( on voit très bien que ce sont d’anciens volcans) ». Des oiseaux – qu’il sait identifier – accompagnent le bateau tout au long du voyage. Passé « le ravissant détroit de Messine, la mer est un peu agitée – ce qui est naturel, ( le passage de l’Adriatique est toujours un peu moins paisible ) », puis voilà la Méditerranée, la mer un peu plus forte et aucune terre en vue pendant deux jours, avant d’apercevoir, dimanche 20, au loin, la Crète. « Deux bergeronnettes nous ont suivis assez longtemps: comment peuvent-elles aller si loin avec un vol si irrégulier ? La chaleur augmente, mais elle reste très supportable. Je ne sais si c’est quelque chose du marin que j’ai dans les veines, mais, je ne me lasse pas de ne voir que la mer ; tout le monde n’en est pas là à bord » !

Mardi 22 août, à 10 heures du matin, arrivée à Alexandrie. Il écrit aussitôt :

«  Ébloui de tout ce que j’ai vu depuis quelques heures, j’éprouve une nouvelle surprise chaque fois que, par la fenêtre, j’aperçois, au-dessus des maisons carrées, dorées par une lumière magnifique, les grands palmiers chargés de dattes vertes.

L’entrée dans le port est très belle. À droite, la côte basse et blanche qui va se perdre à l’horizon dans le désert, à peine coupée de quelques touffes de palmiers; à gauche, un grand brise-lame et le grand phare; au fond une multitude de bateaux, paquebots et voiliers au grèment bizarre. Nous sommes assaillis, selon l’usage, d’une flottille de petites barques, canots à vapeur, petits bateaux à voile triangulaire, montés d’arabes de tous les types ».

Il séjourne à Alexandrie, et la visite de long en large, il en poursuit la description enthousiaste, dans sa 2e lettre à ses parents.

Alexandrie lui semble  bien plus indigène qu’il l’aurait cru. Même les beaux quartiers du centre gardent quelque chose d’arabe, avec leurs maisons à terrasses, les cochers en tarbouches, et les Arabes qui se promènent. Tout autour de ces quartiers européens, se trouvent les quartiers arabes, encore pleins de couleur locale. Le long de rues étroites, à maisons surplombantes, s’alignent des multitudes de petites boutiques rangées par corporation, sans crainte de la concurrence : marchands de fruits, drapiers, cafés, etc. Tout se fait en plein air et il suffit d’une promenade paisible au milieu de tout ce marché (autrement dit les « souks »), pour assister à la manière de faire les souliers ou le nougat arabe, et bien d’autres choses.

 

Du Collège Saint-François-Xavier à Alexandrie dirigé par les PP. de la Compagnie de Jésus, où il est descendu, il écrit, le 26 août 1905, sa 2e lettre à ses parents :

 

Cher papa et chère maman,

Comme vous le voyez, je suis encore à Alexandrie. Les Pères du Caire faisant leur retraite à la campagne d’ici, je les attends pour remonter avec eux le bout de Nil qui me sépare de ma résidence définitive. C’est du reste une bonne aubaine de pouvoir visiter un peu Alexandrie, ville curieuse, bien qu’à cent pieds au-dessous du Caire, dit-on. – Comme vous le savez et comme le dessin ci-contre vous l’indique, Alexandrie est bâtie sur une langue de terre, entre la mer et la grande lagune du Mariout qu’on dessèche tout doucement… En fait de types, on voit ici bon nombre de gens à l’européenne, – plus encore d’Égyptiens en moustache, veston, et tarbouche rouge (tel le Khédive), et enfin une foule grouillante d’Arabes, de juifs, et quelques Noirs. Ces Arabes ont vraiment des démarches d’une dignité incomparable. Les promenades que j’ai faites m’ont, je crois, donné une idée assez complète d’Alexandrie. À l’ouest, j’ai été au Mex. De ce côté on trouve relégué tout ce qui sent mauvais : tanneries, abattoirs, se succèdent assez tristement au milieu de sable blanc, et de longues carrières où s’exploite, à l’usage de toutes les constructions de la ville, un mauvais tuffeau calcaire, qui est la seule roche du pays. Des séries de charrettes plates, faisant à l’occasion fonction d’omnibus pour les femmes arabes, opèrent le transport sur des routes défoncées et au milieu de nuages de poussière. Ici, c’est le pays de la poussière : songez qu’il ne tombe rigoureusement pas une goutte d’eau huit mois de l’année. Un tram nous débarque donc au Mex, entre un petit casino qui végète, et les débris d’un fort de Méhémet-Ali. – Plus loin, le long de la côte, quelques maisons, et puis le sable avec de rares palmiers : c’est le grand désert jusqu’en Tunisie. De là arrivent de temps en temps des Bédouins sur leurs chameaux; le chemin passe sous une porte voûtée où un douanier transperce d’une tige de fer les énormes sacs dont on charge les dits chameaux. J’en ai vu passer plusieurs files, se balançant avec leur air niais. Là j’ai pris mon premier bain de Méditerranée, dans une eau absolument tiède. – Après le Mex, j’ai été du côté d’Aboukir, jusqu’au palais de la mère du Khédive. Tandis que le Mex est surtout arabe, et sans une villa, ce côté se couvre de maisons de plaisance, qu’on construit de partout. On construit même tellement que des régions entières, le long de la mer, ressemblent à des chantiers : c’est une mauvaise période à passer; mais ce coin d’Alexandrie pourra devenir ravissant un jour si on plante les jardins un peu intelligemment. La mer est fort belle, souvent agitée, malheureusement avec des grèves souvent sales, les marées ne découvrant guère que 1o à 2o mètres aux endroits favorables. Le premier soir j’ai vu le « rayon vert ». Le dernier bout de soleil paraît très nettement vert d’eau, et sans qu’on puisse je crois expliquer le phénomène par une fatigue de la rétine, car, à ce moment, la lumière est très douce. Après l’ouest et l’est, j’ai poussé une pointe au nord, dans le port. Il y a ici à l’usage des élèves, une fort jolie baleinière, et nous avons passé de bonnes heures à ramer au milieu des paquebots et d’une foule de barques ou de petits yachts. Nous avons été au phare qui est très beau, bâti non loin de l’ancien fameux Pharos, le premier du genre. – Mais la promenade la plus curieuse que j’ai faite a été vers le sud. Autant il faut aller loin, en longeant la mer, pour quitter Alexandrie, autant on en est vite sorti, du côté du Mariout. J’ai suivi un canal qui longe à peu près le Mariout; et j’ai pu vraiment là assister à la vie arabe. De loin en loin, de mauvais bacs transportent des indigènes, ou même quelques grandes dames arabes et leurs suivantes regagnant les palais grillés qui ne sont pas rares de ce côté. Des femmes arrivaient de partout puiser de l’eau avec des gestes à la Rébecca, et des hommes faisaient leurs prières du côté de La Mecque, soigneusement repéré. Sur la rive en face, sorte de digue, au-delà de laquelle s’étendait à perte de vue le Mariout et les champs de mais ou de canne à sucre du Delta, on voyait circuler les bestiaux du pays, vaches roux clair, un peu bossues comme des zébus, et surtout « gamousses » («bufflesses», si l’on peut dire) aux grosses cornes rabattues en arrière, à la peau noire et luisante, qui se vautraient à plaisir dans la vase. Le soir tombant très vite, eu la chance de traverser, en plein crépuscule, un grand bois de hauts dattiers, où j’ai éprouvé des jouissances d’exotisme. – Depuis mardi, les journées ont donc passé vite. Quand je ne suis pas dehors, j’aide mon ami de Bélinay dans l’organisation de son musée d’ici. Il est surtout monté en conchyliologie, et ce que j’en ai étudié cette année à Jersey, me fait apprécier doublement les richesses de la Méditerranée, qui ne sont encore rien auprès des trésors de la mer Rouge……. – Un des côtés d’Alexandrie qui intéresserait papa, ce sont les chevaux, qui sont ici un luxe très couru. J’ai rencontré toute une écurie en promenade : il y avait bien au moins quinze ou vingt beaux petits chevaux, tous à la queue leu leu, (comme tout ici). En tête et en queue, les chefs attitrés de l’écurie, l’air digne .

Le mercredi 30 août Teilhard quitte Alexandrie pour le Caire, il note : « au soir, au moment précis de l’éclipse ; – si peu qu’il en restât, le soleil de ces pays-ci est assez vif pour que, même au moment de son occultation maxima, il continuât à chauffer et à éblouir suffisamment. Tout au plus les plaines du Delta ont-elles pris, quelques temps, une demi obscurité fantasmagorique ».       Les jésuites avaient en Egypte, à cette époque, deux grands collèges d’enseignement secondaire : le collège Saint-François Xavier à Alexandrie (qui fermera une dizaine d’années plus tard, après la première Guerre Mondiale) et le collège de la Sainte Famille au Caire, à Faggallah, près de la Station Centrale des Chemins de Fer.

Les fonctions du jeune Teilhard, d’après les Livres du Collège de la Sainte Famille, étaient les suivantes : ‘lecteur de physique et de chimie, conservateur du musée, et adjoint au préfet d’Eglise,’ c’est à dire, qu’en plus de ses cours, il devait s’occuper des enfants de chœur et de la bonne marche des cérémonies. C’est sa première expérience de responsabilité et d’enseignement. Mais, ce qui va intéresser surtout le jeune Teilhard, étant donné son intérêt pour la nature, ce sont les ressources que ce pays représente pour l’histoire naturelle. Aussi ne manque-t-il pas une occasion de se rendre au désert avoisinant, d’y recueillir des fossiles ou des bêtes rares, pour sa collection ou pour quelques savants avec lesquels il a rapidement établi de bonnes relations.

L’exploration d’une synthèse scientifique et philosophique qui sera la grande affaire de sa vie, n’a pas encore opéré en lui son ouvrage profond éclairé par sa foi. Avec ce voyage, il entame sa longue série de séjours loin de France qui seront désormais sa manière de vivre.

La grande facilité d’assimilation qui le caractérise, l’adapte facilement à son nouveau poste. L’enseignement lui plaît. Il se trouve ‘parfaitement heureux’. Bien des années plus tard, il écrira à un ami …Cette belle et bonne ville du Caire, où j’ai passé trois des meilleures années de mon existence !

Plus que la physique qu’il enseigne, c’est la géologie et, déjà, la paléontologie qui le passionnent.

Au cours de ce séjour égyptien, sa vocation de chercheur se manifeste pleinement, au point d’occuper apparemment tout son horizon mental.

Il apporte une collaboration appréciée aux milieux scientifiques du Caire, avec lesquels rapidement, il est entré en relation. Quelques uns des fossiles découverts par lui porteront même son nom, tel le ‘Sphaerium Teilhardi’.

Les Lettres qu’il adresse régulièrement, tous les quinze jours, à ses parents, sont presque exclusivement consacrées aux récits de ses excursions géologiques, le tout émaillé de pittoresques descriptions d’animaux, de paysages exotiques, où ses talents d’observateur précis et rigoureux s’allient aux dons d’un écrivain déjà maître de sa plume : il sait voir et faire voir, et laisse déjà transparaître son ‘amour passionné de l’Univers’. La foi ardente en la personne du Christ, que sa mère lui a donné dès sa plus tendre enfance, l’empêche de succomber à une sorte d’envoûtement qu’il éprouve, surtout dans le désert : une sorte de romantisme à la Goethe, auquel l’incline la pente naturelle de son tempérament.

Les 68 lettres adressées à ses parents, avec une grande piété filiale, sont, en même temps, d’une remarquable rigueur : celle du chercheur inlassable et enthousiaste qu’il est. Pendant trois ans, il rapporte ses découvertes et ses émerveillements, fidèlement à ses parents. Eux veillent, de leur Auvergne lointaine, sur ce fils un peu mystérieux, habité, déjà, d’un sens de l’Absolu qui passe par l’amour de la Terre, la connaissance de la Nature, l’amour du Désert, le sens de l’Univers.

Dans sa lettre n°3, du 5 septembre 1905 – les classes n’ont pas encore commencé – il entame une première description du Caire : Le Caire est sur la rive droite du Nil, entre le Nil qui est presque tout en dehors, et le Mokattam, grande crête rocheuse qui domine la ville et où est la Citadelle. Dès ici, la vallée du Nil resserre beaucoup son lit de champs de sucre et de coton, et des deux côtés on voit blanchir les côtes du désert. La ville elle-même est très pittoresque. Les quartiers européens, d’un luxe incroyable, et percés de grands boulevards, ombragés de caoutchoucs et d’eucalyptus, sont noyés dans une ville absolument arabe. Je n’ai encore vu, ni les grands bazars ni la grande faculté musulmane, mais il suffit de regarder du haut de notre terrasse l’abondance des minarets pour savoir à quoi s’en tenir. Hier pourtant, j’ai visité, très superficiellement et en gros, le grand musée Maspero : bien que l’archéologie ne soit pas ma partie, je pense que je reviendrai souvent là. Toujours de notre terrasse, j’ai vu les pyramides ; je ne tarderai sans doute pas à aller les voir de plus près.- Ici il fait chaud, plus peut-être qu’à Alexandrie ; mais l’air est sec, et les nuits fraîches. Aussi je ne souffre pas du climat.

Figurez-vous que Le Caire est plein de milans : on en voit partout, de très près, tournoyant près des fenêtres, se posant sur des angles de terrasses ou les hampes des pavillons. Il paraît que sur les arbres du jardin ils volent les nids des corneilles mantelées qui sont, avec les hirondelles, les presque seuls oiseaux que j’ai encore vus ici. Notre jardin est petit, mais la campagne de Matarieh très agréable, avec des arbres de toutes sortes, notamment des bambous énormes. J’y suis déjà allé deux fois. Sur les fleurs il y avait des Danaïs (je crois), cette sorte de vanesse qui est certainement parmi les exotiques de la collection de Sarcenat, à ailes uniformément fauves avec seulement les bords et l’angle foncés avec des tâches blanches.

La description du Caire se poursuit dans la lettre suivante, datée du 18 septembre : Voici donc quelques détails sur Le Caire où je me suis promené plus que je ne l’aurais cru. Vous pourrez suivre sur la carte ci-jointe les courses que j’ai faites.

1° Ile de Boulak – C’est un endroit de plaisance. Un petit bac à vapeur, faisant le service un kilomètre environ plus bas que le pont de Kasr-el-Nil, m’a déposé dans les jardins mêmes du grand hôtel de Gezireh (ce qui signifie île), autrefois construit par Méhémet-Aly pour l’impératrice Eugénie ; et maintenant vulgaire hôtel. Les jardins, fort beaux et agrémentés ( ?) de grottes et rocailles (où les blocs sont des roches madréporiques de la mer Rouge, et les bancs des troncs empruntés aux forêts salicifiés du désert) étaient malheureusement en plein travaux d’ensemençage. Restaient au moins les arbres, parmi lesquels j’ai remarqué plusieurs plans d’une solanée grande comme « l’arbre de Françoise » à Sarcenat et couverte de grosses fleurs violettes, très caractéristiques du genre. L’île est presque entièrement bordée par une magnifique allée, ombragée d’énormes « acacias lébestes », qui fait boucle enveloppant le champ de course. Le bras gauche du Nil, très étroit, et au-delà duquel commencent presque immédiatement les champs de coton est, paraît-il presque sec en hiver. Le fleuve passe presque tout entier à droite. Actuellement (nous sommes en pleine inondation), il roule une eau rougeâtre absolument opaque que descendent ou remontent (très vite, grâce à un providentiel vent du nord, très constant) des files de dâhabyés, barques aux voiles en ailes d’hirondelles, toutes construites sur le même type. Le spectacle est féerique . Dans un coin de l’île se trouve l’aquarium des poissons du Nil. Un bon nombre d’espèces sont des silures ou poissons analogues, aux longues barbes. A signaler deux espèces de beaux poissons rouge-doré le malopterurus electricus (ressemble à un silure), et différents petits poissons à bouches tordues et proéminentes, en forme de groins. J’ai regagné le Caire par le grand pont de Kasr-el-Nil qui est toujours magnifique au soleil couchant. C’est le moment où les équipages se promènent et on aperçoit un mélange invraisemblale de voitures découvertes pleines de touristes ou d’Anglais,- de landaus fermés où se laissent entrevoir les dames mahométanes voilées,- d’automobiles parfois, et presque toujours de chameaux qui traversent toute cette cohue ( en longue file souvent) avec un dédain superbe. Comme je vous le disais, le Caire est resté absolument arabe à côté de la civilisation qui s’est juxtaposée aux vieilles mœurs. Il suffit de faire quelques pas en dehors de la région des somptueux hôtels pour tomber dans un dédale de rues étroites, où on ne voit plus guère d’européens et même pas du tout. Des deux côtés, les maisons aux balcons grillés surplombent et on longe une série ininterrompue de boutiques en plein air où le marchand dort en attendant le client, ou bien travaille à broder ses tapisseries et à ciseler ses bijoux exquis. – De temps en temps on longe une mosquée dentelée. Sur la rue déjà peu large, s’ouvrent de véritables sentiers où on ne peut marcher qu’à la queue leu leu : ce sont encore des bazars de toutes sortes qui étendent leurs galeries d’une rue à l’autre. C’est d’ordinaire ce qui impressionne le plus les nouveaux venus au Caire. Mais j’aime encore mieux le désert.

2° J’y ai surtout pénétré hier, nous sommes partis de la Citadelle, laquelle, vous la savez peut-être, est occupée par les Anglais. Leurs casernements, par bonheur, se dissimulent et n’enlèvent point son cachet à cet endroit de la ville où sont les plus belles mosquées, une entre autres, byzantine, d’où sortent deux minarets interminables fins comme des aiguilles.-…….

….Nous avons commencé par gagner les pyramides de Guizèh, et cela par un fort joli chemin. Allant prendre un bac un peu au sud de l’île de Rhoda, nous avons traversé un bout du vieux Caire, qui est très pittoresque, avec des rues étroites bordées de grands lébecks (ce sont moins des acacias que des mimosas : ils ont de grosses fleurs en boule). Il était encore bon matin, et le Nil, couvert de barques, bordé, en face, d’un rideau de palmiers un peu enveloppés de brume, était ravissant. Le bac nous a débarqués à Guizèh, et là un tram nous a conduits aux Pyramides.

Les Pyramides sont juste au bord du désert, et le désert lui-même finit brusquement, par une falaise sablonneuse qui domine souvent presque à pic la vallée du Nil. Le mot de falaise est d’autant plus juste que nous sommes en pleine inondation, en sorte que des deux côtés de la grand’route, droite comme un i, qui va de Guizèh aux Pyramides, on voit de l’eau indéfiniment. La route évidemment est sur une chaussée, ombragée des inévitables lébecks, lesquels furent plantés pour l’impératrice Eugénie. L’eau n’est pas profonde, laissant dépasser le sommet des quelques plants de cotonniers non encore arrachés; il ne doit guère y avoir plus d’un mètre de profondeur, mais cela s’étend à perte de vue. Au bout de la route et du tram, au pied de la falaise du désert, il y a un hôtel anglais, et la légion légendaire des âniers, chameliers, guides de toutes sortes qui attendent le touriste. Nous leur avons facilement échappé, mais ils sont vraiment drôles à observer, ramassant tout ce qu’ils trouvent pour l’offrir en échange d’un bakchich, parlant des quarante et un siècles, et du reste, en mauvais français. Il y a trois pyramides à cet endroit: celle de Chéops, qui est gigantesque, une autre presque aussi grande, une troisième beaucoup plus petite. Elles sont bâties avec un calcaire extrait de Tourah (près d’Hélouan) qu’on amenait ainsi de l’autre côté du Nil sur des chaussées dont il reste encore des vestiges. Le revêtement qu’elles portaient a disparu (sauf sur une partie de la seconde), en sorte qu’au lieu d’être lisses elles sont en gradins superposés. je n’ai pas tenté l’ascension qui doit être plus pénible que difficile. Un peu au sud des Pyramides est le Sphinx, taillé dans le roc même, et qu’on déblaie périodiquement. Il est bien en contrebas des Pyramides puisqu’il est taillé dans la couche de rocher qui les soutient, et perd à leur voisinage de ne pas paraître grand, bien que la figure ait bien 4 mètres de haut environ. Le sable et le vent l’ont notablement détérioré, mais de loin il conserve de l’expression. A côté, est le temple du Sphinx, en très beau granit de Syène, et souterrain, en ce sens au moins qu’il l’a été, car maintenant il est mis au jour et on le voit de dessus. ‑ De fait, il y a là du colossal, mais, sauf la physionomie du Sphinx (et encore elle est détériorée), rien d’esthétique, sinon la pensée que ce sont les pharaons qui ont fait cela. Je vous avoue que j’ai infiniment plus goûté le reste de la course, qui a été la partie principale de la journée. Dès qu’on arrive sur le plateau et au pied même des Pyramides, on tombe brusquement dans le désert, mais je l’ai constaté bien davantage en faisant une bonne boucle dans le désert libyque. L’impression est plus forte qu’au Mokattam : au lieu de plateaux coupés de ravins rocheux, on voit à perte de vue moutonner des côtes de sable qui vont en montant graduellement jusqu’à une barre montagneuse qui ferme l’ouest. Dans la partie où nous étions, ces côtes, balayées par le vent, ont leur sommet couvert de gros galets et rognons de silex, souvent éclatés par la chaleur, qui sont seuls restés pendant que le sable était enlevé. Ces silex sont très caractéristiques, formés de couches concentriques couleur noyer verni. Parmi eux se trouvent quelques agates et une abondance de fragments de bois silicifié. Là comme dans le désert arabique, il y a beaucoup de lits de torrents, marqués d’une suite de rares plantes grasses dont nous verrons les fleurs dans quelques mois. Les vallées sont larges, en pente douce, et à certains endroits toutes blanches de coquilles d’huîtres fossiles qui remplissent, avec des oursins, les bancs de rocher de cette région.

‑Plus au nord, les côtes paraissent devenir surtout sablonneuses, à en juger par leur blancheur. Je compte bien, à la prochaine occasion, poursuivre mes excursions par là. En fait d’êtres vivants nous n’avons vu que ‑des lézards que nous n’avons pu prendre ‑ un petit hibou gros comme une chevêche ‑ un scorpion, que nous avons tué ‑ un petit insecte identique à un scorpion, sauf qu’il n’a pas de queue ‑ enfin, plusieurs spécimens d’un curieux coléoptère, de la forme d’un dytique, grand comme ceci, qui court avec une rapidité vertigineuse et a ceci de curieux qu’il est couvert d’une pubescence très délicate vieux rose qui l’identifie absolument avec le sable. Près des Pyramides j’ai recueilli en outre un gros « blaps » aux élytres hérissés de pointes, que j’ai vu certainement représenté par Brehm ou Acloque. – Il paraît que dans ces déserts les gazelles et les chacals ne manquent pas. – Pour changer avec le désert, j’ai fait hier une longue promenade entre Matarieh et le Nil, dans les plantations, qui sont maintenant hautes. De ce côté-là, l’inondation n’a pas du tout le même aspect que vers Guizèh : ce sont seulement des canaux qui circulent partout et transforment au pis-aller quelque champ en marécage. On circule dans des sentiers entre des champs de coton, de maïs, et aussi de canne à sucre, que je commence à ne plus confondre avec le maïs quand l’un et l’autre sont en croissance. La canne a une couleur vert bleu caractéristique. De temps en temps poussent de grands mimosas; on rencontre des fellahs, leur âne et leur gamousse, qui parfois rabat ses oreilles d’un air effrayé. je crois que c’est un bon moment pour circuler dans les champs, qui ont un air de fécondité réjouissante. Après les dunes du désert, on admire cette opulence de verdure. Sur ma carte, je crois vous avoir mis Matarieh à l’ouest du canal d’Ismaïlia : c’est une erreur, et j’ai confondu avec un canal secondaire. Le canal est bien tracé, mais Matarieh est à deux ou trois kilomètres à l’est (cela ferait, sur mon papier, à un ou deux centimètres à droite, à la même hauteur). – C’est en suivant la levée de terre qui borde le dit canal que j’ai fait connaissance hier avec le « rat de Pharaon » ou ichneumon. Celui que j’ai vu était de la taille d’un grand chat, plus allongé, avec une longue queue pointue, comme celle d’un rat, mais plus velue. Sauf cette queue, on dirait un peu un blaireau. Il a trotté assez longtemps devant nous, paraissant craindre l’eau d’un fossé qu’il n’a sauté, fort élégamment du reste, qu’à contrecœur. – Ici on l’élève parfois en manière de chat. – J’ai encore vu deux des « guêpiers » dont je vous parlais dans ma dernière lettre. – J’ai été consolé de savoir que le milan d’ici n’est pas le milan royal, car il remplit les offices du plus vulgaire vautour. Il paraît qu’aux environs des casernes anglaises il vient prendre des os dans les mains des soldats. Son cri est monotone, comme un grincement de brouette, et n’a pas la beauté sauvage du cri de buses ou busards que je me souviens avoir entendu au bois des Valettes, ou encore du percnoptère que j’ai écouté plus d’une fois près d’Aix.

….. Bien entendu, je ne connais pas encore tous mes auditeurs, surtout ceux d’humanités et de 3e; il ont à peu près tous des noms invraisemblables qui ne riment à rien pour nos oreilles. Mais ce sont de gentils enfants, et je prévois qu’à la fin de l’année je me serai attaché à eux et aux grands gaillards des classes supérieures. Cela vous amuserait de me voir pérorer devant toutes ces figures brunes, blanches aussi, mais si orientales et sur lesquelles on devine le tarbouch inévitable qui apparaît dès la sortie du collège ou de la classe. Vous ai-je dit que je suis chargé des enfants de chœur? Cela me met en relation avec des élèves qui ne sont pas de mes classes; et je finirai par connaître à peu près tout le monde ici, surtout en tenant compte de l’« omnibus ». L’ « omnibus » est un omnibus qui fait 2 voyages par jour pour cueillir et ramener chez eux un certain nombre d’externes, et je suis désigné pour surveiller le transport. C’est une réelle distraction, étant donné surtout que chaque tour représente trois bons quarts d’heure de voiture à travers tout Le Caire. Le retour des élèves chez eux est simple: on les débarque à leur porte. Leur départ pour le collège est bien plus pittoresque. Arrivé devant la maison d’un chacun, je donne un vigoureux coup de sifflet, et si personne n’arrive au bout d’un temps convenable, on repart, laissant en panne le malheureux qui doit s’ingénier pour gagner le collège à temps. Parfois, on le voit apparaître à demi habillé sur un balcon en faisant des gestes de désespoir. C’est très pittoresque, surtout à l’intérieur du véhicule. Ils sont bien là une quinzaine d’enfants, élèves de 7e, 8e, 9e, pour la plupart, certains me rappelant Toto, qui bavardent et me racontent toutes sortes d’histoires. Ajoutez à cela l’intérêt de traverser les grands quartiers du Caire matin et soir.

Deux ou trois jours après la rentrée, j’ai eu ici une bonne surprise, due au « Chatam, ». Profitant d’un arrêt forcé de leur paquebot, la colonie des jeunes Pères jersiais en route pour Shanghaï nous est arrivée de Port-Saïd pour deux jours, et j’ai revu de bonnes heures une dernière fois d’excellents amis que je n’avais pas quittés pendant cinq ans. Je les ai initiés à toutes les productions du pays. – Depuis trois semaines je ne suis sorti que pour mes promenades hebdomadaires à Matarieh où je vais aller dans quelques heures, après un tour d’omnibus ramenant chez eux les élèves pour la soirée du jeudi. La dernière fois, nous avons exploré ce qui reste des ruines d’Héliopolis. A part l’obélisque dont je vous ai parlé, il ne reste rien que tout juste à demi. Bien entendu, je ne connais pas encore tous mes auditeurs, surtout ceux d’humanités et de 3e; il ont à peu près tous des noms invraisemblables qui ne riment à rien pour nos oreilles. Mais ce sont de gentils enfants, et je prévois qu’à la fin de l’année je me serai attaché à eux et aux grands gaillards des classes supérieures. Cela vous amuserait de me voir pérorer devant toutes ces figures brunes, blanches aussi, mais si orientales et sur lesquelles on devine le tarbouch inévitable qui apparaît dès la sortie du collège ou de la classe. Vous ai-je dit que je suis chargé des enfants de chœur? Cela me met en relation avec des élèves qui ne sont pas de mes classes; et je finirai par connaître à peu près tout le monde ici, surtout en tenant compte de l’omnibus. L’omnibus » est un omnibus qui fait 2 voyages par jour pour cueillir et ramener chez eux un certain nombre d’externes, et je suis désigné pour surveiller le transport. C’est une réelle distraction, étant donné surtout que chaque tour représente trois bons quarts d’heure de voiture à travers tout Le Caire. Le retour des élèves chez eux est simple: on les débarque à leur porte. Leur départ pour le collège est bien plus pittoresque. Arrivé devant la maison d’un chacun, je donne un vigoureux coup de sifflet, et si personne n’arrive au bout d’un temps convenable, on repart, laissant en panne le malheureux qui doit s’ingénier pour gagner le collège à temps. Parfois, on le voit apparaître à demi habillé sur un balcon en faisant des gestes de désespoir. C’est très pittoresque, surtout à l’intérieur du véhicule. Ils sont bien là une quinzaine d’enfants, élèves de 7e, 8e, 9e, pour la plupart, certains me rappelant Toto, qui bavardent et me racontent toutes sortes d’histoires. Ajoutez à cela l’intérêt de traverser les grands quartiers du Caire matin et soir, et vous verrez que sous le rapport de l’omnibus je ne suis pas à plaindre..

Au terme de son séjour au Caire, Teilhard repart pour l’Europe accomplir ses quatre années de théologie. La France étant encore interdite aux jésuites, il ira en Angleterre, près de Hastings, à Ore Place dans le Sussex. Comparativement au niveau théologique moyen des prêtres de sa génération, Teilhard bénéficie d’une formation nettement supérieure. Il a d’excellents professeurs. Mais la période considérée est la moins favorable qui soit à un renouveau théologique. La crise « moderniste » secoue l’Eglise, motivant une réaction sévère de la hiérarchie catholique. En 1907, c’est-à-dire l’année qui précède l’entrée de Teilhard en théologie, Pie X a vigoureusement condamné le modernisme dans son encyclique « Pascendi ». L’enseignement officiel de la théologie se retranche alors derrière des positions étroitement traditionnelles.

Cette période fut, sans doute, déterminante pour Teilhard. Au contact des grands problèmes religieux qu’aborde la théologie, il prend une conscience plus précise de ses propres orientations intellectuelles. De plus, il ressent douloureusement le hiatus existant entre sa vision scientifique du monde et la vision cosmologique qui sous-tend la théologie qu’on lui enseigne. Par-delà cette dernière, il cherche déjà à se formuler pour lui-même une synthèse nouvelle, où le christianisme assumerait hardiment les acquisitions de la science moderne, au lieu de rester peureusement sur des positions défensives. Et il n’est pas seul à penser ainsi. Parmi les jeunes théologiens d’Ore Place, on discute beaucoup des problèmes de l’heure; certains souhaitent un renouveau de la pensée théologique. On lit Blondel, Bergson. C’est ainsi que vers 1910 Teilhard découvre « l’Evolution créatrice ». C’est une rencontre importante. Certes, ses propres travaux scientifiques l’avaient peu à peu conduit à faire sienne la théorie de l’évolution. Mais ce fut pour lui un trait de lumière de constater qu’un philosophe de l’envergure de Bergson intégrait l’idée d’évolution dans sa philosophie. Progressivement tout venait se grouper et s’harmoniser autour de cette perspective évolutive : les données scientifiques, l’histoire du monde, l’histoire du salut, le développement des dogmes (que Newman lui avait appris)… Sur la fin de sa vie, faisant retour sur ces années décisives, il se rappellera avec émotion « ce mot magique d’évolution qui revenait sans cesse à (sa) pensée, comme une promesse et comme un appel… »

La découverte de l’évolution, en effet, marque un tournant considérable dans l’histoire de la pensée teilhardienne au point de s’identifier à cette histoire même. Mais elle se mûrit dans le silence et la solitude. Au demeurant, Teilhard fait figure d’étudiant brillant, assimilant parfaitement la théologie qu’on lui enseigne. On en aura une preuve dans le fait qu’il fut choisi par son ancien professeur de Laval, le Père d’Alès, pour écrire la IVe partie de l’article « Homme » pour le « Dictionnaire apologétique ». Celle-ci traitait de l’homme devant les enseignements de l’Eglise et devant la philosophie spiritualiste. Il n’est pas si fréquent qu’on demande un écrit de cet ordre à un séminariste, fût-il jésuite. Vers la même date, il rédige également pour la revue « Etudes » un article apologétique sur les miracles de Lourdes.

Enfin, au terme de sa troisième année de théologie, le 24 août 1911, il reçoit la prêtrise. « La passion de l’Absolu » qui l’animait depuis son enfance l’avait conduit à ce don total et définitif de lui-même à Dieu au service de l’Eglise au sein de la Compagnie de Jésus. Par la suite, même au milieu d’épreuves douloureuses, il restera fidèle, répétons-le, et à son sacerdoce et à son Ordre. Ce passionné d’absolu et d’unité avait trouvé dans sa vocation de jésuite le moyen d’unir les deux hommes qui étaient en lui : le savant et le mystique, « l’enfant de la terre et l’enfant du Ciel ».