L’âme sacerdotale de Teilhard de Chardin par F-M. Bergounioux

Le texte qui suit est l’éloge funèbre prononcé par le Père Bergounioux le 10 juillet 1956 à l’issue d’une messe solennelle de requiem pour le repos de l’âme du Père Teilhard de Chardin célébrée dans le cadre du Troisième Cours International de Paléontologie, à Sabadell (Catalogne).
Le Père Frédéric-Marie Bergounioux (1900-1983), préhistorien, paléontologue, géologue, théologien et professeur à l’Institut catholique de Toulouse, a largement contribué, avec Mgr Bruno de Solages, à la diffusion de la pensée de Teilhard. Dans l’introduction au texte imprimé de son éloge, le P. Bergounioux précise que « tous les participants étrangers, représentant treize nations, avaient tenu, quelles qu’aient pu être leurs opinions religieuses, à rendre cet hommage à l’homme dont ils gardaient fidèlement le souvenir dans leur mémoire et dans leur cœur ». Et il poursuit : « Puissent ces lignes, écrites avec la ferveur d’un disciple et l’admiration d’un chercheur, contribuer à garder, lumineux et vivant, le témoignage du Père Teilhard de Chardin ».

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« En haut et en avant. » Telle aurait pu être la devise de celui dont le souvenir nous rassemble ce matin devant un autel où se renouvelle chaque jour mystiquement l’Unique Sacrifice du Christ. Aucun lieu de rencontre ne pouvait être mieux choisi. Car nous nous exposerions à comprendre incomplètement le sens de la vie et de l’œuvre du Père Teilhard de Chardin si nous ne centrions notre réflexion sur le fait qu’il était prêtre et religieux de la Compagnie de Jésus.

Sans doute, tous ceux qui l’ont approché, même s’ils ne partageaient pas sa foi, ont-ils été captivés par l’enthousiasme de son accueil, la fidélité de son amitié, l’étendue de son savoir. Ils ont aussi senti passer entre eux et lui ce souffle mystérieusement et proprement indéfinissable qui, pour nous chrétiens, manifeste la présence de l’Esprit. Mais nul de ceux qui étaient ses frères dans le Christ, participant au même sacerdoce, ne s’y est trompé : la rencontre d’un tel homme était une grâce de Dieu. Quand on l’avait entendu, on était sûr que le message que si largement il diffusait était l’unique but de son existence sacerdotale. Impossible de dissocier en lui le prêtre et le savant ; il pensait « cum tota anima » et l’accablement dans lequel laissaient parfois ses conversations fulgurantes marquait la mesure même de la démesure de ses propos.

Je voudrais simplement vous dire ce que je sais de lui, afin de vous aider à vous placer dans le sillage de l’Amour qui le poussait sur les chemins de la recherche.

Le Christ était vraiment le centre de sa vie et il le disait avec un lyrisme qui indique la profondeur de son amour pour lui : « Christ glorieux, Influence secrètement diffuse au sein de la Matière et Centre éblouissant où se relient les fibres sans nombre du Multiple ; Vous dont le front est de neige, les yeux de feu, les pieds plus étincelants que l’or en fusion ; Vous dont les mains emprisonnent les étoiles ; Vous qui êtes le premier et le dernier, le vivant, le mort et le ressuscité ; Vous qui rassemblez en votre unité exubérante tous les charmes, tous les

goûts, toutes les forces, tous les états ; c’est Vous que mon être appelait d’un désir aussi vaste que l’Univers ; Vous êtes vraiment mon Seigneur et mon Dieu…

« A votre Cœur dans toute son extension, par toutes les ressources qu’a fait jaillir de moi votre attraction créatrice, par ma trop faible science, par mes liens religieux, par mon sacerdoce et (ce à quoi je tiens le plus) par le fond de ma conviction humaine, je me voue pour en vivre et pour en mourir, Jésus. » (Ordos, Mongolie, 1923)1

De tels accents ne trompent pas ; c’est la déclaration la plus formelle d’un irrévocable attachement, en même temps que l’espérance théologale d’être un jour consommé dans la Charité.

Dans une telle vie, la souffrance ne pouvait manquer, elle qui est comme le sceau de Dieu ; elle l’atteignit, dans son corps comme dans son âme. Et il l’accueillit comme une amie, – une sœur, aurait dit mon Père Saint François d’Assise : « Oui, plus au fond de m chair le mal est incrusté et incurable, plus ce peut être Vous que j’abrite comme un principe aimant, actif, d’épuration et de détachement. Plus l’avenir s’ouvre devant moi comme une crevasse vertigineuse ou un passage obscur, plus, si je m’y aventure sur votre parole, je peux avoir confiance de me perdre ou de m’abîmer en Vous, d’être assimilé par votre corps, ô Jésus. » (Le Milieu divin) Mais l’épreuve la plus crucifiante fut bien celle de n’être pas compris, de se voir décrié, abandonné presque. Quelle tristesse il y avait parfois dans son regard, généralement si limpide, si confiant. Je n’oublierai jamais les derniers mots qu’il m’adressa ; je l’avais rencontré à New York en février 1953 et nous avions passé de longues heures à discuter sur son seul problème. Il était délicieusement gai ; au moment de nous séparer, il mit ses mains sur mes épaules, il se pencha vers moi et (chose qu’il n’avait jamais faite) il m’embrassa en me disant : « Prie bien pour que je ne meure pas aigri. » Je le quittai bouleversé et dans l’avion qui me menait à Montréal, je me remémorai tant de confidences, toujours discrètes, mais combien poignantes. Éloigné désormais de ses plus chers amis, il attendait la mort, souriant et l’âme dans la paix. Il avait dit un jour : « Soyez toujours en marche et moi je demande à Dieu de me prendre en marche. » Que signifiait-elle pour lui, la mort ? Un changement d’état, comme il le prétendait ? Oui, sans doute, mais pour lui qui avait écrit « Seigneur, enfermez- moi au plus profond des entrailles de votre Cœur. Et quand vous m’y tiendrez, brûlez-moi, purifiez-moi, enflammez-moi, sublimez-moi, jusqu’à satisfaction parfaite de vos goûts, jusqu’à la plus complète annihilation de moi-même2 » (1923), la mort représentait l’ultime stade de la libération après lequel la Vision fait disparaître toutes les ombres et où l’union avec le Bien- Aimé se fait totale, dans la gloire de l’Amour triomphant. Cette communion, il l’avait longtemps désirée : « O Énergie de mon Sauveur, force irrésistible et vivante, parce que de nous deux Vous êtes le plus fort infiniment, c’est à Vous que de nous deux revient le rôle de me brûler dans l’union qui doit nous fondre ensemble. Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle Vous prient tous vos fidèles. Ce n’est point assez que je meure en communiant, apprenez-moi à communier en mourant. » (Le Milieu divin) Peut-être même se savait-il presque exaucé, en cette soirée de mars 1955 où il disait à un de ses neveux : « Je voudrais mourir le jour de la Résurrection. » Trois semaines plus tard, en l’après-midi de Pâques, à l’improviste, eut lieu la Suprême rencontre et l’âme de notre ami voyait enfin Celui qu’elle avait tant et si ardemment désiré…

Cette spiritualité, si haute, si désincarnée, pourrait-on dire, nous étonne, sans doute. Elle est cependant le fait, non d’un moine éloigné du monde, cherchant Dieu dans quelque cellule de monastère, mais de cet infatigable voyageur qui, à la fin de sa vie, se demandait « Y a-t-il d’autres voyages que ceux qui nous permettent de changer, non de place, mais de sphère, dans l’Univers ? » et qui ajoutait « La pellicule des choses m’ennuie à pleurer. Ce que j’aime ne se voit plus. » En réalité, cette vie intérieure si profonde s’alliait merveilleusement à un sens très aigu du concret. : ce mystique avait les deux pieds sur la terre, comme Thérèse de Jésus, comme François de Sales et tant d’autres saints authentiques. C’est qu’en lui était établie depuis longtemps la conviction profonde de la participation de la matière à l’œuvre de l’Esprit Créateur et Sanctificateur. Ne confiait-il pas à une de ses proches que, dès l’âge de quatre ou cinq ans, il avait déjà « le sens cosmique de la consistance de la totalité ». Et c’est, sans doute, ce sourd besoin de remettre le Christ à sa vraie place, dans une vision cosmique prolongeant la pensée de Saint Paul, qui le lança sur le chemin de la science. Nous savons tous avec quelle fougue et avec quel succès il se livra à ses recherches. Mais s’il était devenu un maître universellement réputé dans les sciences de la terre, il ne faut pas oublier qu’aucune discipline ne lui fut étrangère. C’est que le vaste dessein qu’il avait conçu requérait, pour être mené à bonne fin, une connaissance du monde aussi exacte que possible. Le Christ, premier né de toute créature, alpha et oméga de l’alphabet divin, Auteur et Consommateur de l’Univers, est la clef sans laquelle on ne peut ouvrir la porte de la connaissance ; mais c’est dans la mesure où les choses apparaissent dans leur réalité complexe qu’on peut trouver le lien qui unit des situations qui ne paraissent singulières qu’à un observateur insuffisamment informé de leur origine comme de leur point d’aboutissement. Le Christ est au centre de l’œuvre qui se réalise amoureusement jour après jour. « Si le temps n’est pas invention, disait Bergson, il n’est rien du tout ». Transposant cette phrase dans un langage que je crois être le sien, le Père aurait dit : « Si dans le déroulement de la trame du temps, ne se tisse pas une étoffe divine, le monde est proprement incompréhensible. » C’est, sans aucun doute, pour cela que, à part les recherches de technique pure, l’œuvre tout entière est, à première vue, quelque peu déconcertante. Qu’on lise les ouvrages comme Le Milieu divin où le but spirituel est patent ou Le phénomène humain qui est « un effort pour voir et faire voir ce que devient et exige l’homme, si on le place tout entier et jusqu’au bout, dans le cadre des apparences », on ne peut pas ne pas être frappé par cette convergence d’efforts conscients qui tendent à rassembler l’Univers dans une Personne en qui tout se résume, mieux : tout se sublime et se parachève. Dès lors l’Evolution, telle que la conçoivent les paléontologistes, historiens de la vie, n’est qu’un « moment », le plus important, sans doute, mais partiel et terminal d’une genèse qui embrasse tout le créé ; ont été alors introduits dans le vocabulaire ces mots qui ont fait fortune et dont nul désormais ne pourrait se passer : cosmogénèse, biogénèse, anthropogénèse auxquels correspondent une biosphère et surtout une noosphère, mince pellicule de pensée qui enveloppe la terre et lui donne tout son sens et toute sa valeur. La nature est donc bien, comme le voulait Saint Paul, dans les douleurs de l’enfantement, livrée à ce terrible travail de parturition, jusqu’à ce que le jour du Seigneur se lève.

Tel est le dessein de cette œuvre gigantesque mais profondément « une » dont on saisit à la fois la très haute ambition et l’originalité profonde des procédés. Nous nous trouvons bien en face d’une tentative de synthèse des sciences s’épanouissant dans le spirituel. On peut dire que le Père Teilhard ne vivait que pour elle ; la mort seule lui enleva la plume des doigts qui venaient de tracer les dernières lignes d’un ultime essai : Le Christique. Il voulait faire cesser le divorce entre la pensée chrétienne et le monde scientifique, il voulait réintégrer Dieu dans son œuvre, plus particulièrement dans le cœur de l’homme dont les désirs les plus authentiques, mais apparemment les plus dangereusement illusoires, sont de s’établir dans l’immuable paix de l’Amour, de haute lutte conquis. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », disait Pascal et cette recherche passionnée ne faisait pas seulement lever les yeux du Père vers le ciel, mais l’obligeait à les porter en avant, tout au bout de la route où s’accomplirait l’ineffable rencontre. « En haut et en avant. »

Cette interprétation des divers domaines de la pensée humaine n’allait pas sans de graves dangers. Qui pourrait se targuer de posséder une connaissance assez précise de toutes les disciplines : théologiques, philosophique, scientifique, pour en disserter avec la précision justement requise par les spécialistes ? La grandeur de cet homme fut d’avoir simplement couru ce risque, avec la certitude de se heurter à des contradictions qui ne devaient pas toujours s’exprimer en termes amènes. Les critiques parfois sévères qu’on lui adressa ne doivent cependant pas nous surprendre ; quand un théologien catholique se trouve en présence d’une synthèse intellectuelle de cette ampleur, il est de son devoir de la considérer à la lumière immuable de la Révélation : si certaines positions traditionnelles peuvent être abandonnées, la vérité dogmatique doit toujours être sauvegardée. Et il faut bien dire que dans cette « Christogénèse » œuvre de l’Univers en marche vers le point « oméga », but étincelant de l’humanité, une équivoque peut demeurer dans l’esprit. Il est assez difficile de concevoir comment on passe de cette prise de conscience collective à un appel à une super- personnalisation. Toutes ces questions dépassent peut-être les possibilités de l’intelligence humaine qui trouve sa grandeur en atteignant ses limites.

Que cette impuissance dans l’expression de la conviction la plus intime et la plus profonde de son âme ait été la souffrance tonifiante de sa vie, qui pourrait en douter ? Jusqu’au bout, il lutta, comme un beau jouteur – combat de Jacob contre l’Ange – persuadé qu’un jour son œuvre triompherait, non pour le stupide désir d’avoir raison, mais poussé par la certitude que le monde ne sortirait du chaos dans lequel il se débat que le jour où Dieu, Maître de l’Univers, serait enfin à sa vraie place dans l’esprit et le cœur de l’homme. Et l’Église, gardienne des trésors spirituels, représentait pour lui la seule garantie d’un avenir par trop incertain. « Si l’Église tombe, me disait-il, tout est perdu. »

Cette fidélité à sa mission le fixait de plus en plus dans le cadre de vie où il avait été appelé. Quand on essayait – et on le fit à plusieurs reprises – de le détacher de la Compagnie de Jésus, il répondait en souriant qu’elle était une bonne mère et qu’elle savait, mieux que lui, ce qui était le meilleur pour son âme. Quand les honneurs vinrent vers lui, alors qu’il ne les avait pas brigués (car l’intrigue n’était pas dans ses attitudes habituelles), il les accepta avec le même sourire un peu ironique ; il était hors de l’atteinte des terrestres vanités. Dieu seul comptait et son Règne à établir. Il n’était vraiment à l’aise qu’au milieu de ses amis avec lesquels, librement, il laissait parler son cœur.

Et rien, j’en suis sûr, ne lui eût été plus agréable que de savoir qu’un jour les participants d’un colloque de Paléontologie laisseraient pour quelques instants leurs discussions si souvent vaines, pour venir dans une église, méditer ses exemples et prier pour le repos de son âme.

Que le Dieu des lumières ouvre devant son serviteur Pierre Teilhard de Chardin, prêtre profès de la Compagnie de Jésus, les portes de l’éblouissante Éternité.

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Père F-M. Bergounioux, ofm