François Cheng : « Notre vraie vie, c’est l’itinéraire de notre âme »
LE 14 MARS 2017
Poète et académicien français d’origine chinoise, il se considère comme « un rescapé de 88 ans ». Il se taille un grand succès de librairie avec une méditation au titre aussi simple qu’écrasant : De l’âme (162 pages, 14 euros, Albin Michel). Après des réflexions sur la beauté et d’autres sur la mort, on ne s’étonne pas qu’un esprit tel que celui de François Cheng, plus que jamais au carrefour des cultures occidentale et orientale, ait jugé le moment venu de réfléchir à l’âme. Nourri des traditions poétiques française et chinoise, traducteur de leurs meilleurs représentants dans ses deux langues, il a choisi la forme épistolaire, sept lettres qui convoquent les oeuvres de philosophes ou d’écrivains, pour composer une méditation grave et légère, habitée par la grâce. Nous l’avons rencontré chez lui à Paris.
A propos, comment va votre âme ?
François Cheng : Je dois vous avouer tout d’abord que je me sens démuni à l’oral. Si on me laisse le temps d’écrire alors ça va car c’est le meilleur moyen de satisfaire mon esprit de repentir. N’oubliez pas que vous interrogez un homme dans son très grand âge, situation à laquelle je ne m’attendais pas. Je suis un rescapé de 88 ans. Dans ma jeunesse, ayant vécu les épidémies de tuberculose et de choléra, la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 avec ses bombardements sur les populations dans l’exode, puis la guerre civile à partir de 1946, j’avais bien conscience que la vie ne tenait qu’à un fil. Ayant survécu à toutes ces calamités, je pensais mourir à 30 ans. A 35 ans j’ai cru atteindre une limite ; à 60 ans, cela me parut un maximum, d’autant que j’ai toujours eu une santé chancelante et aléatoire.
Une mauvaise santé de fer !
Et même de fil de fer ! Ayant laissé élaguer beaucoup de choses, le bon moment s’est imposé maintenant pour écrire à ce sujet, ce qui aurait été impossible avant. J’ai fait le bilan de ma vie et j’ai vu qu’il restait ce corps très frileux tant il est décharné, la maitrise de mon esprit et de ma lucidité, une concentration sans faille qui me permet d’intégrer mille détails dans une pensée suivie. Alors je me suis demandé lequel, de l’esprit ou du corps, allait absorber tout cela. Et j’ai osé tirer la conclusion que si l’on reconnaît que la composition de notre être est ternaire ; serait-il duel entre le corps et l’esprit, ce serait une opposition entre ce qui connaît la décadence et ce qui connaît la déficience cela ne résoudrait pas le problème ; le jeu au sein de la composition ternaire nous donne une richesse et une possibilité d’ouverture. A la fin, ce qui est capable de prendre le dessus et de prendre tout le reste en charge, c’est l’âme justement. C’est la seule entité qui reste de bout en bout irréductible et indivisible. L’âme fait le fond de l’être, donc recouvre tout l’éventail de ce que l’être peut impliquer comme élévation, perversion ou déviation.
Elle est le critère de notre vérité d’être ?
L’âme est la marque indélébile de l’unicité de chaque personne. Elle permet de reconnaître la valeur intrinsèque de tout être, même le plus humble, même le plus insignifiant. Dès qu’on dépasse le stade de la beauté physique, on touche à la beauté de l’âme, et on pénètre alors dans le territoire où règne la bonté, une générosité qui n’en finit pas de se donner.
Poser le problème de l’âme tel que vous le faites, c’est poser la question du bien et du mal, non ?
Si l’esprit par sa capacité de raisonnement pose le problème éthique, l’âme, elle instinctivement et intuitivement, implique le problème du bien et du mal. Mais vous m’avez demandé des nouvelles de mon âme et je dois vous répondre. Par mon destin basé sur l’exil, il y a eu un arrachement. Cet exil à partir de 19 ans et demi a entrainé par la suite de longues années d’errement et de perdition dans les provinces côtières puis à l’ouest de la Chine au Sechuan.. Cela a créé en moi une angoisse existentielle et une incapacité à m’adapter pour la simple survie. Mon inconscience et mon irresponsabilité m’ont causé beaucoup de blessures à cause de cette impossibilité de se débrouiller dans la vie ; en même temps, j’ai blessé des gens dès mon jeune âge par mes longues fugues pendant la guerre civile sans donner des nouvelles à ma famille. J’étais un inadapté. Ma mère m’a cru mort tout en ignorant les circonstances. Cette expérience a fait de mois un écorché vif. Ce qu’on qualifie de faits divers sont pour moi des faits majeurs. Une cruauté humaine surgit là qui est inimaginable. Si Dieu est là, à supposer qu’il y a une présence, qu’est-ce qu’il y a de précieux en chacun de nous ? Ni le corps ni l’esprit, juste l’âme parce qu’elle seule est irremplaçable et ineffaçable.
Peut-on parler d’une sagesse de l’âme ?
Pas simplement la quiétude, le calme, la tranquillité de l’inoffensif. C’est une communion d’âme à âme. J’ai eu la révélation que chacun sent au fond de soi une âme mais nul ne peut la voir par lui-même. L’âme, on ne peut la voir qu’à travers le regard de l’autre, son visage ; mais par ce processus, je vois aussi ma propre âme. Face au miroir, il ne se passe rien de tel. La sagesse est dans l’échange qui est une forme de don quelle que soit sa forme : littérature, sainteté… Il y faut une vraie tendresse pour les êtres. C’est un idéal, la sagesse de l’âme. L’idéogramme Hun contient l’âme claire et l’âme sombre. Mais nous les écrivains, avec tous nos tourments, nous ne sommes pas des parangons de sagesse. L’écriture est un combat dans lequel la sagesse n’est pas mon lot. Ce qu’on finit par donner peut en être. Ce que Proust a offert avec la Recherche du temps perdu, pour certains, c’est un livre de sagesse qui permet de vivre mieux. Reste à savoir si la catharsis est une forme de sagesse.
En quoi l’engagement dans l’écriture vous a sauvé ?
J’ai pu m’accrocher à quelque chose de plus stable, encore que le français n’était pas ma langue maternelle, cela a donc entrainé là aussi une lutte épouvantable. En tout cas ce fut tardif puisque je ne suis véritablement venu à l’écriture qu’à 50 ans avec Vide et plein paru en 1979. Je suis un homme travaillé par le remords, mot que l’on n’ose guère utiliser et que les psychanalystes déconseillent. Pas de remords, surtout pas de remords ! Moi, c’est le contraire. Je me laisse travailler par le regret, surtout quand je me rends compte combien j’ai pu blesser ou humilier les gens par mes maladresses. Il y a donc un besoin de rattrapage et d’élévation. Je ne conçois pas l’expression « par delà le bien et le mal » car je ne peux atteindre un état de dépassement que par le bien et le mal.
Pour un chinois, le paradigme du Mal, ce n’est pas Auschwitz mais Nankin ?
Le 7 juillet 1937, quand l’armée japonaise a traversé le pont Marco Polo près de Pékin et envahi la Chine, nous étions au mont Lu, un haut lieu hanté depuis l’antiquité par les religieux, les ermites, les peintres et les poètes. Nous vivions dans ce monde d’innocence au moment des événements, c’était couvert de neige ; quand nous sommes descendus ce de paradis abritant la beauté du monde, tout était à feu et à sang. Et il y a eu le massacre de Nankin, des populations qu’on mitraille et qu’on enterre vivante en forçant les Chinois à creuser eux-mêmes le fosses dans lesquelles on les a précipités, des femmes violées puis poignardées au sexe, des concours de décapitation au sabre entre soldats qui photographient leurs trophées. J’avais 8 ans et la scène la plus cruelle, celle qui n’a jamais quitté ma mémoire depuis, c’est des soldats chinois attachés vivants à un poteau afin que des soldats japonais puissent s’exercer à la baïonnette. J’étais petit mais je savais déjà qu’aucune vérité n’est valable si elle ne répond pas à ces deux interrogations : d’un côté la beauté de ce que l’âme humaine peut appréhender et en même temps le mal absolu incarné par le massacre de Nankin. Pour moi, tout s’est concentré en une année.
C’est de là qu’est née votre inadaptation ?
J’ai découvert la littérature et la poésie dès l’âge de 15 ans. Je ne me voyais pas avoir un métier. J’aimais Keats et Shelley, j’ai été bouleversé par les poèmes de jeunesse de Rilke où on lit « Seigneur, donne à chacun sa propre mort », mais c’est à Proust que je songe car même s’il écrivait des articles dans le Figaro, Jean Santeuil, les Plaisirs et les jours, il a compris tardivement avec le Temps retrouvé que c’était cela qu’il fallait faire. La création lui a permis de rattraper son orgueil.
Vos méditations sur la beauté et sur la mort, vous les avez publiquement exprimées dans une salle de yoga. C’est important, le génie des lieux ?
La géomancie chinoise ou feng shui est importante pour moi ; je sens d’instinct quand un lieu est propice ou pas. La coupole de l’Académie française par exemple où l’on sent la mesure du génie français. Un site exceptionnel a la faculté de propulser l’homme vers le règne supérieur de l’esprit ; il permet d’atteindre un degré d’équilibre miraculeusement juste, le souffle vital circulant idéalement entre ciel et terre. Mais il n’y a pas que le lieu : j’ai choisi d’être en face des êtres toujours ailleurs que chez moi dans une sorte de fuite. Peut-être pour ne pas avoir à faire face à sa solitude. J’ai besoin d’être déporté pour me retrouver.
Vous avez été un étranger ?
Mon père travaillait pour l’Unesco. En route pour les Etats-Unis, il m’a déposé à Paris. J’y suis resté au lieu de le rejoindre. J’ai choisi la France malgré l’aspect fortuit de ma présence. Quand j’ai été naturalisé en 1973, j’étais animé par la volonté de participer à un grand destin. La Chine est, on le sait, le pays du milieu. Or les Chinois aiment la France parce que c’est le pays du milieu de l’Europe occidentale ; même sa forme hexagonale ouvre à tous les orients. En devenant français, je n’ai pas ressenti de coupure ou de reniement. La France a épousé la vocation de tendre vers l’universel dès avant les Lumières, au XVIIème siècle. A partir de là, je me suis dit que je pouvais participer à son destin en apportant ma part de Chine.
Mais le taoïsme aussi est universel, non ?
Le taoïsme des origines, et non le taoïsme populaire, est une pensée cosmologique et cosmique. Pas d’idolâtrie, pas de figures. Seule compte la Voie. Le confucianisme est plus concret, plus ancré dans la société chinoise ; à sa manière, il est universaliste puisqu’à ses yeux, il n’y a qu’un enseignement de vérité mais dispensé à tous sans distinction. Pas de figures dans les temples mais des tablettes avec des inscriptions. Un grand lettré chinois finit bouddhiste pour le salut de son âme. Mon père était confucéen, ma mère qui était orpheline a été élevé par une mission protestante.
Et vous, l’inadapté ?
Je le suis resté !
Mais encore : croyant ? incroyant ?
Ni l’un ni l’autre : adhérent. Quelque chose est arrivé, j’y adhère. Surtout je ne me situe pas par rapport à une institution. La voie taoïste me permet de me situer dans un contexte vrai et large ; le fait christique me permet de jauger les choses au niveau des êtres. J’essaie d’intégrer tout ce qui répond à mes interrogations quelle que soit la provenance. Elles me ramènent toujours à mes 8 ans et à l’année 1937. J’ai compris à jamais qu’il faut tenir les deux bouts. Si on me donne une vérité qui ne répond pas à la beauté absolue et au Mal absolu, ca ne m’intéresse pas. Je conserve un vieux fond de vision taoïste : la Voie, toujours. Je n’y donne pas trop de contenu mais je sais que la vie personnelle est une aventure. Cette voie est juste, c’est un enseignement, je lui fais confiance mais il n’est pas assez incarné. Il n’y a pas d’autre aventure que la vie, de l’inattendu à l’inespéré, la mort en fait partie. Par la suite, j’ai aussi rencontré la voie christique. Le Christ a relevé le défi : il a affronté le mal absolu et incarné le bien absolu, par le geste et la parole. J’ai les deux voies en moi. Pas de reniement mais une sorte de continuation vers plus d’amitié au sens où l’entend Simone Weil, d’incarnation, de geste, de reconnaissance, de signes, d’où ma rencontre avec saint François quand j’ai été à Assise. Mais si vous me demandez comment je conçois l’aventure de la vie, ma réponse restera marquée par mon vieux fond taoïste. Cette voie est fondée sur l’idée de transformation, mot-clé des Sonnets à Orphée de Rilke. Le devenir de l’univers vivant nous dépasse, ce n’est pas à nous d’en tirer les conclusions. A la fin de ses mémoires, Albert Schweitzer qui était pourtant chrétien, se montrait taoïste en ce qu’il faisait son critère de la question : est-ce dans le sens de la vie ?
Et dans le sens du vide …
Le vrai vide implique une donation totale. Atteindre le vide c’est épouser ce moment où le souffle fait advenir les choses. On est là dans l’origine de l’être. Le taoïsme reconnaît que du rien est venu le tout. Il éprouve la nostalgie des retrouvailles avec ce moment, celle des origines. Le tout a vaincu le rien. Quelque chose a été capable de faire advenir le tout à partir du rien. Le vide est tout sauf le néant.
On en retrouve des échos dans les écrits de Jean de la Croix…
Tout comme les taoïstes ont besoin du vide, les mystiques ont besoin de la nuit. Quand il y a une étincelle dans la nuit extrême, totale, impossible de nier que la lumière est venue. Jean de la Croix, aucune autre lumière ne peut le satisfaire ; ce serait faussé, illusoire. Il n’est pas dans le désespoir absolu. En tant que taoïste, je peux le comprendre parce que ma vision me permet toujours de me placer dans l’arrière-fond éternel. Je sais que moi-même, je vais mourir misérablement, mais je reconnais que quelque chose d’immense est arrivé, qui continue et dont nous faisons partie. Or cette chose qui a fait advenir le tout à partir du rien est également capable de le reprendre.
C’est encore possible de s’émerveiller du spectacle du monde comme vous le faites dans vos livres ?
Puisque le moindre fait divers m’empêche de dormir, vous imaginez les massacres, les tueries de masse, les guerres… Je reçois beaucoup de lettres de lecteurs. Hier (n .d.l.r. : début janvier), j’en ai reçu de cinq personnes dont les enfants sont morts au Bataclan. La plus jeune victime avait 17 ans. Je ne me permets pas de répondre par des mots de consolation, jamais. Je n’en ai pas la qualité. Je réponds que je communie de tout cœur avec la personne qui m’écrit et avec sa fille ou son fils, que la lumière de sa jeune âme nous éclaire et nous guide si on est capable de ne pas oublier. Que ce soit les gens qui m’écrivent ou ceux qui m’arrêtent dans la rue, nul ne demande rien. Ils veulent juste parler, me dire qu’ils ont l’un de mes poèmes à une cérémonie, celui où il est dit qu’on n’a pas eu le temps de faire ses adieux. Nous avons actuellement, vous et moi, un échange d’esprit à esprit qui peut se transformer un jour en un échange d’âme à âme, quand je ne serais plus là, que vous repenserez à notre rencontre et qu’il en restera autre chose que ce que l’on s’est dit. Notre vraie vie, c’est l’itinéraire de notre âme.
(Calligraphies de François Cheng, photo Passou) |