Publication en librairie des Dialogues Allegra-Teilhard aux éditions Saint-Léger

La béatification du Père Gabriele ALLEGRA (1907-1976) nous a donné l’occasion de partager l’enthousiasme éprouvé pour un petit livre qui paraît enfin en français, très agréable à lire : Gabriele Allegra : Mes Dialogues avec Teilhard de Chardin sur le Primat du Christ (éditions Saint-Léger, 2018) Ce volume est un vrai petit bijou, riche et profond, c’est le témoignage d’une véritable recherche en toute honnêteté de la vérité. Père Gabriele Allegra – frère mineur d’origine sicilienne, missionnaire en Chine, dès son jeune âge et premier traducteur de la Bible en chinois, (1961) – propose à ses lecteurs une reconstitution de ses conversations, à Pékin, entre 1942 et 1945, avec le Père jésuite Teilhard de Chardin. Ce dernier, profondément fasciné par la présence du Christ en toutes choses, cherchait avec passion à approfondir et à transmettre sa vision, dont il avait une perception très claire. Au temps de sa rencontre avec le Père Allegra, il se trouve devant un interlocuteur avec lequel il souhaite approfondir la thématique de la primauté du Christ dans la philosophie franciscaine, Duns Scot et S. Bonaventure en particulier.

Ce petit texte est un compte-rendu détaillé des thèmes abordés au cours de leurs conversations. Il en restitue le climat humain, fascinant et suggestif, emprunt d’une grande cordialité et d’un très grand respect réciproque, d’où ressort le profil, humain et intellectuel, des deux interlocuteurs, avec un lot d’intuitions géniales et profondes. La requête de publier le compte-rendu détaillé des conversations arriva au Père Allegra au début des années dix-neuf cent soixante : en particulier grâce à des théologiens franciscains américains ; désireux de vérifier la continuité entre le christocentrisme de la grande scolastique franciscaine (Alexandre de Halès, S. Bonaventure, et Duns Scot) et les horizons nouveaux de la théologie teilhardienne.

Tout jeune, Giovanni Stefano (c’est ainsi que se nommait à son baptême le Père Allegra), avait montré une intelligence et une mémoire hors du commun et une vraie passion pour les études. Missionnaire en Chine à partir de 1931, il a pu prêcher en chinois seulement quatre mois après son arrivée. En 1961 il réussit à mettre en œuvre le rêve de sa vie : traduire en chinois les Saintes Ecritures, et en 1975 il a publié le premier Dictionnaire Biblique en langue chinoise. Entretemps il avait fondé à Pékin l’Etude Biblique Franciscaine (1945). Homme de très vaste culture, écrivain fécond, amoureux de la poésie de Dante dont il récitait volontiers des passages entiers par cœur, il a eu en tant que missionnaire une œuvre intense d’apostolat, en prêchant, en confessant, en assistant des malades et des gens dans le besoin, y compris des lépreux.

Teilhard de Chardin (1881-1955), savant, jésuite, avait démontré depuis son enfance, un profond intérêt pour l’histoire naturelle ; au cours de sa jeunesse il approfondit les études de géologie et de paléontologie, en fixant par écrit dans de nombreuses lettres à ses proches et à ses amis ses idées. En 1925 certains écrits lui valurent quelques difficultés, ses supérieurs lui demandèrent alors de cesser l’enseignement de la géologie à l’Institut Catholique de Paris entrepris depuis plus de trois ans et lui assignèrent la Chine comme lieu de prospection. Pendant les vingt ans passés en Chine, il devint l’un des plus grands géologues et paléontologues de l’Asie entière, en communiquant son travail dans des écrits célèbres, tout en poursuivant sa riche correspondance avec ses nombreux amis religieux ou laïques.

L’importance et l’originalité de ses intuitions émerge du thème central des conversations avec le Père Allegra, à savoir la primauté du Christ en S. Paul et S. Jean et en Duns Scot et S. Bonaventure. L’opportunité de ces échanges fut donnée par la demande du Nonce Apostolique Mgr Mario Zanin, qui confia au Père Allegra la mission d’aider le père jésuite à clarifier sa vision théocentrique du primat du Christ, en lui permettant ainsi de mieux formuler ses fascinantes visions inédites. Mgr Zanin s’était adressé au Père Allegra parce qu’il voulait donner à Teilhard la satisfaction de voir imprimer son ouvrage Le Milieu Divin, écrit une quinzaine d’années auparavant, que les censeurs de sa Compagnie lui déniaient. Sur la dédicace de cet ouvrage figurait :

Pour ceux qui aiment le monde cette esquisse d’un optimisme chrétien

Après une lecture attentive et méticuleuse, qui reconnaissait la valeur du texte, la censure fut déclarée négative, à cause d’une certaine ambiguïté lexicale et à cause de certains concepts que tous n’auraient pas pu comprendre. Allegra avait néanmoins mis en évidence certaines intuitions de Teilhard qui l’avaient fasciné, en particulier la primauté absolue du Christ. Le Nonce Apostolique lui confia alors la délicate mission d’en informer Teilhard tout en cherchant à lui faire clarifier certains points controversés. C’est ainsi que naquirent les Dialogues entre le jeune théologien franciscain et le père jésuite, alors âgé de plus de soixante ans.

Certains traits humains et chrétiens de Teilhard qui ressortent du témoignage du Père Allegra sont intéressants à relever. ‘Je fus émerveillé, avant tout, par son humilité, il écoutait avec une bienveillance sincère les observations de nature philosophique et théologique que je faisais de sa pensée… Je demeurais encore plus surpris quand il me donnait des arguments scientifiques… mais surtout je fus très ému de son explication, de ses explications devrais-je dire, car il y retournait souvent, du Christ Alpha et Oméga, du Christ Plérôme, comme il disait… C’était un intuitif et un mystique absorbé dans son monde intérieur, pris tout entier par lui. Prêtre, poète, penseur mystique… tout lui était prétexte à revenir à son idée maîtresse : Le Christ Alpha et Oméga, le Christ Plérôme, la nature, la matière est sainte, l’univers est le manteau royal du Christ.

Pendant ces échanges que le Père Allegra avoue lui être restés indélébilement gravés dans le cœur, ils approfondirent ensemble les textes de S. Paul et Duns Scot, en élargissant l’horizon également à S. Augustin, S. François d’Assise, S. François de Sales et encore d’autres. Ils convinrent ensemble qu’il convenait d’élaborer une théologie cosmique construite à la lumière de la primauté universelle et absolue du Christ. Teilhard ne prétendait pas être un théologien mais un savant qui cherche à se faire comprendre des hommes d’aujourd’hui et qu’il recherche les savants qui foris sunt (qui sont encore en dehors). Lorsque pour la première fois le P. Allegra lui dit que ce qu’il soutenait faisait partie de l’enseignement traditionnel de l’école franciscaine, Duns Scot en particulier, pour la première fois je fus témoin de la profonde émotion du Père qui se manifestait par un scintillement de ses yeux très noirs, et nos âmes vibrèrent ensemble.

Allegra aussi était fasciné par la grandeur cosmique et par la primauté du Christ, Rex totius universi, Alpha et Oméga, principe de la création de Dieu, fin ultime en vue de laquelle tout a été créé et vers quoi tendent toutes choses ; un tel présupposé signifie que l’Incarnation n’eut pas lieu pour nous racheter du péché. C’est une doctrine qui se fonde sur l’Ecriture Sainte et, en particulier sur les écrits de S. Paul ( I Cor., 15-28 ; Col. 3, 11 ) et de S. Jean (Apocalypse, I,8 ; 22,12-13) ; et même quelques exégètes anglicans la soutiennent, ainsi que des chercheurs, des mystiques et des saints comme S. François de Sales en France et plus récemment Don Luigi Sturzo en Italie, fascinés par la primauté absolue du Christ.

Aujourd’hui, observe le Père Allegra, la théologie devrait travailler sur cette synthèse, au lieu de quoi elle paraît statique, privée de dynamisme, parce que séparée de la science, qui de son côté, est en constant mouvement. L’Église au contraire, mais surtout le monde et la culture contemporaine, ont besoin d’une « cosmologie théologique » dans laquelle on retrouve la pensée de Platon, d’Aristote, des Arabes, avec la dimension prophétique des saints, comme l’avait déjà proclamé Dante. Teilhard partage en scientifique ces exigences lorsqu’il fonde sa vision sur la question de la place du Christ dans l’univers (cf Colossiens 1, 16-17 ; Hébreux, 1 ; 2-3 😉 afin d’intégrer les données de la Révélation et de la science dans une théologie cosmique : « la passion de lire les lois de Dieu dans l’univers non seulement me soutient, mais elle me stimule » dit-il au Père Allegra. Il affirme ainsi que l’évolution a un fondement et une âme théologique, en ce qu’elle est ordonnée à la gloire du Christ : l’univers tend vers l’homme et l’homme tend vers le Christ, point Omega, le grand Christ ; par conséquent, le monde n’a de sens qu’en Christ.

Cette intuition, selon le Père Allegra, est la contribution impérissable du savant français aux théologiens et philosophes chrétiens, à condition qu’ils soient tous «  des feux contemplatifs » (Dante) et qu’ils aient un cœur pur ; en fait « la science et la foi sont appelées non pas à se combattre mais à se compléter réciproquement. »  Teilhard confirme « la lumière ne peut éteindre la lumière », au contraire, «  tout foyer de lumière près d’un autre foyer de lumière, brille encore plus. » Principe de l’action de Dieu extra se, le Christ est le Dilectus (agapémenos) de Dieu, le premier parmi tous les êtres crées par Dieu, « Le Christ n’est pas entré dans l’Univers crée occasionnellement, à cause du péché d’Adam, mais au contraire c’est l’Univers qui existe pour le Christ, en vue de sa venue.

C’est le Christ qui est l’occasion de l’existence de l’Univers, qui a pris consistance en Lui. Lui, le Révélateur, Lui, le Glorificateur du Père, Lui le Chef de la Création, qui en vertu de son Incarnation, a été consacrée et continue d’être consacrée par son Église ».

Ainsi l’Incarnation est l’œuvre majeure de Dieu, le chef-d’œuvre vers quoi tout converge, le Fils de Dieu incarné est l’Alpha et l’Oméga, roi de l’Univers, Celui qui détient la primauté sur toute chose ( Colossiens, I,18). Et même la théologie franciscaine, et Duns Scot en particulier, reconnaît, que la création a été ordonnée à l’Incarnation comme cause première. Et voilà pourquoi le Verbe Incarné est le « Premier ». Et par analogie Teilhard invoque le Christ Aimable et Aimant, dans la ligne de S. Paul, S. Jean, S. François d’Assise, Duns Scot, S. Bonaventure, S. François de Sales.

« A la lumière de cette doctrine, qui a pour toile de fond toujours la thèse du christocentrisme, le drame de la Rédemption, se mue de drame de justice en drame de très haut et très pur Amour ».

D’après Marcella Serafini: L’Osservatore Romano du 5 octobre 2012

On peut entendre des extraits des Dialogues dans l’enregistrement CD attaché à la fin du livre des Dialogues

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