Teilhard de Chardin et la question du Péché originel

Teilhard de Chardin et la question du Péché originel

Synthèse du texte original de Prospero RIVI ofm, par Remo Vescia (écoutez ici)

En 1922, Teilhard de Chardin remettait à l’un de ses confrères une « Note sur le péché originel [1]» pour l’inviter à réfléchir sur la nécessité de revenir sur ce dogme. Mais cette note transmise sans « charité herméneutique » à la Curie Romaine a incité certains d’entre eux à l’accuser d’éliminer le péché originel, anéantissant ainsi la totalité de l’histoire du salut. Ces graves accusations relèvent d’une méconnaissance dévastatrice de la pensée du jésuite français.

En réalité, Teilhard, scientifique de formation, niait l’existence historique d’Adam et Eve, mais il ne niait pas du tout la présence d’un péché d’origine. Il l’étend même à la création entière, non encore complètement divinisée, c’est-à-dire non encore imprégnée du Christ en Plénitude, du Christ-Plérôme (S. Paul). Selon Teilhard, l’histoire de la Chute, relatée dans la Genèse est à prendre comme un récit symbolique, elle exprime notre fragilité, notre contingence, notre besoin constant de relation avec Dieu, et notre propension à l’erreur et à l’échec. Lorsqu’on croyait que Dieu avait créé le monde en huit jours, il était plausible que la Terre soit le centre du monde, que l’Histoire ne se déroulât que depuis quelques milliers d’années et que l’homme ne fût issu d’aucun autre être vivant. Mais ces perceptions de l’histoire de la création ont radicalement changé, d’abord avec la fin du géocentrisme, puis avec la découverte de l’évolution biologique et cosmique par la science moderne.

L’accent mis sur le péché originel : un strabisme théologique?

La question du péché originel demeure néanmoins un sujet de discussion pour les théologiens, elle réside dans le danger de voir se compromettre l’universalité de la dimension rédemptrice de l’Incarnation et de la Pâque du Seigneur. Ils disent : « S’il n’y a pas eu de péché originel impliquant l’humanité de tous les temps et de tous les lieux, transmis par génération à partir du premier couple humain? Que le Sauveur est-il venu racheter ? «  La non-réalité d’Adam pourrait mettre en danger l’existence du péché originel, et pour remédier à cette menace, on insiste sur l’évidence du mal dans le monde et dans la turbulente histoire de l’humanité.  Mais pour Teilhard, ce que le Christ est venu sauver n’est pas tant les fâcheuses conséquences du péché d’un mythique premier homme, que la finitude de tout être créé. C’est la nature humaine en tant que telle qui a besoin d’être sauvée, et le salut consiste dans l’élévation de l’homme à cette dignité divine à laquelle il aspire structurellement et qui lui est « gracieusement » offerte par le Fils de Dieu. Pour nous le signifier, il s’est fait Homme par son Incarnation. On peut s’étonner de voir comment, pendant tant de siècles, une vision du visage de Dieu si éloignée du visage de Dieu révélé par le Fils ait pu être acceptée par la théologie occidentale, tant catholique que protestante : c’est un bien pauvre dieu qui démolit tout ce qu’il a créé parce qu’il se considère offensé par la désobéissance du premier couple qu’il a façonné, et que pour « venger l’offense », il introduit dans le monde le désordre et l’immense douleur qui en découle et affectera tous les vivants.  Il est en revanche beaucoup moins surprenant que lorsque, à partir du XIIIe siècle (S. François) et de la Renaissance, dans le contexte culturel de l’Occident, l’homme, sorti de l’enfance et entré dans l’adolescence, ait ressenti ce visage de Dieu comme insupportable et en ait tiré les conséquences. C’est dans ce contexte que s’inscrit le rejet furieux d’un tel Dieu par l’homme moderne.

D’abord, au siècle des Lumières, qui le confine à la fonction de Grand Horloger (Voltaire), mais qui reste étranger et indifférent aux événements du monde. Puis, au cours des deux siècles suivants, avec l’extraordinaire développement de la science. Il a été éliminé complètement, comme une présence inutile (agnosticisme) ou comme un antagoniste insupportable de la grandeur de l’homme (existentialisme athée). Mais un tel rejet par l’homme occidental entré dans l’âge de l’adolescence, qui est par nature contestataire et rebelle à toute figure de « père-patron maître », ne peut en soi concerner le visage de Dieu révélé en son Fils Jésus-Christ. Il n’a rien de commun avec un  » père/patron maître « . Il en est même tout le contraire. C’est dans la prise de conscience de cette expérience ineffable que l’homme passe de l’adolescence rebelle à la maturité, entrant dans une nouvelle relation avec ce Père Révélé qu’il découvre désormais être « Abba » et non « Maître ». [2]

Le Nouveau Testament contient en germe toute la richesse que la réflexion théologique et l’expérience mystique des siècles successifs – guidée par « l’Esprit de Vérité » – ne feront que mettre en lumière et comprendre toujours plus profondément, sans jamais pouvoir l’épuiser. Chaque époque aborde cet abîme de « Sagesse d’Amour » avec la sensibilité et les exigences de son temps, et fait remonter à la surface – en les rendant utilisables – les réponses dont elle a le plus besoin pour affronter les défis auxquels elle est confrontée. Et chaque époque reçoit comme un don de l’Esprit ses propres génies dont la tâche est d’apporter une contribution originale et spécifique à l’approfondissement du Mystère du Christ. Certaines figures tout à fait exceptionnelles méritent une mention spéciale, véritables chefs-d’œuvre de l’esprit.

Au-dessus de tous, il faut placer François d’Assise qui, avec le saut vertigineux d’un millénaire entier, a récupéré toute la beauté de la « Bonne Nouvelle » d’un Dieu qui, dans la kénose de son Fils, nous a montré son amour fou, scandale pour les juifs et stupidité pour les bien-pensants de tous les temps. C’est lui qui a rendu le XIIIe siècle si chrétien, peut-être le plus lumineux de toute l’histoire de l’Église depuis le premier siècle (E. Renan). A notre époque, il faut considérer comme un génie non négligeable Teilhard de Chardin: il a réinterprété tout l’avenir cosmique à la lumière du Christ ressuscité, ouvrant un horizon de sens et d’espoir pour l’humanité perdue dans les énormes dimensions du temps et de l’espace qu’ont dû assumer ce temps et cet espace. Pour lui, le christianisme est la seule force spirituelle capable d’assumer les aspirations de l’homme moderne, de transformer sa peur et de la convertir en confiance existentielle, de réanimer l’homme d’aujourd’hui et de sauver l’évolution.

Et en ces jours qui sont les nôtres, l’Esprit a donné à l’Église et à l’humanité un autre génie, le Pape François, qui, ce n’est pas un hasard, propose au monde ce retour à S. François  capable de générer la lumière dont l’Église et l’humanité ont un besoin urgent et dont elles auront de plus en plus besoin à l’avenir. Il utilise le consensus unanime et la sympathie avec laquelle le monde entier regarde Saint François pour lancer un message de haut niveau, capable de nous faire affronter positivement les défis et le potentiel que nous, en tant qu’humanité, devons relever avec la mondialisation. Plus discrètement, il fait également référence à Teilhard, dans son Encyclique Laudato si’, nettement inspirée, notamment mais pas seulement, de la vision de Teilhard. [3]

La divinisation de l’Homme

  1. François d’Assise, guidé par l’Esprit, avait défendu en Occident un « christocentrisme » plus cohérent avec les données des Ecritures et plus proche des Pères grecs. Pour eux, l’Incarnation par son Fils Unique est le cœur du dessein d’amour conçu depuis l’éternité, qui n’est pas causé par le péché de l’homme, mais a pour but d’achever toute l’histoire du macrocosme avec la divinisation de ce microcosme qu’est l’homme. L’histoire du salut ne peut donc pas être conçue comme un retour à l’état du premier Adam, mais comme un chemin vers le Christ Rédempteur. C’est seulement dans le Christ que s’accomplit l’homme, parce qu’en lui Dieu a donné le dernier coup de main à l’image de lui-même qu’il voulait façonner : le Christ a donc été le premier et le seul à révéler l’homme vrai et parfait. Il nous a bien dit « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (S. Jean) Jésus de Nazareth créé pour revêtir l’image du Christ, en Lui Tout se tient (S. Paul); l’humanité du Sauveur est le moyen de participation à la vie divine : après que la chair dans le Christ ait été déifiée… la distance entre la divinité et l’humanité est annulée. « Dieu s’est fait homme pour que l’Homme devienne Dieu » (S. Irénée de Lyon).

Scientifique, Teilhard, prêtre aux vues ardentes et cosmiques, s’est découvert une vocation : passionné par le monde et par Dieu, il s’est senti appelé à rétablir un lien entre le monde et le christianisme, dans l’esprit de S. François, entre les adorateurs du Christ et les adorateurs du monde, entre la passion de la terre à construire et la passion du ciel à gagner. Fasciné et littéralement saisi par la Personne du Seigneur ressuscité, comme la grande Lumière /Energie qui illumine tout, donnant sens et valeur à ce devenir cosmique dont il est l’origine, comme Alpha, et le point d’arrivée, comme Oméga.(S. Jean). Teilhard comprend qu’il ne s’agit plus de se reconnaître dans le Cosmos mais d’être partie intégrante de la Cosmogenèse, c’est à dire dans le Cosmos en évolution (qui produit la Biogenèse laquelle s’épanouit en Noogenèse et éclate en Christogenèse). Tout dans la Création cosmique est mis en mouvement par le travail de l’Esprit, Noos. Dans l’Incarnation, le Verbe/Alpha a pris un visage humain, le Fils de Dieu s’est présenté comme le Fils de l’Homme (comme le Christ lui-même aimait se nommer) pour être le moteur qui pousse et entraîne l’histoire vers son accomplissement : la manifestation glorieuse du Verbe/Omega et la divinisation de l’homme, sommet et synthèse de la création, le microcosme dans lequel tous les éléments du macrocosme sont résumés et rachetés.

Le visage authentique de Dieu

Il faut espérer que la « nouvelle évangélisation » lancée par le Concile Vatican II, et relancée depuis par les papes successifs, parviendra à nous faire retrouver le visage authentique du Dieu de la révélation chrétienne et saura Le proposer efficacement à la société sécularisée de l’Occident. C’est la condition pour un retour à la foi, mais à une foi authentique, c’est-à-dire une foi « adulte », où Dieu reconnu et accueilli comme le tendre Abba, dans le Fils, nous donne le salut « promis à Abraham et à sa descendance » : cette plénitude de vie qui est une participation pleine et totalement libre à la Vie divine. Loin de compromettre l’absolue nécessité de la Rédemption du Christ, la vision de l’Evolution introduite au XIXe siècle, la renforce. Elle la rend plus cohérente et plus authentique à l’intérieur du plan de salut que nous avons appris à connaître grâce à la Révélation complète que nous offrent les textes les plus élevés de la christologie néotestamentaire. De toute éternité, le Fils de Dieu a également été conçu et voulu comme « Fils de l’Homme » : par Lui et en vue de Lui, toutes choses ont été créées[4]

 

« Ne nous scandalisons plus, sottement, des attentes interminables que nous a posées le Messie. Il ne fallait rien moins que les labeurs effrayants et anonymes de l’Homme primitif, et la longue beauté égyptienne, et l’attente inquiète d’Israël, et le parfum lentement distillé des mystiques orientales, et la sagesse cent fois raffinée des Grecs pour que sur la tige de Jessé et de l’Humanité la Fleur pût éclore. Toutes ces préparations étaient cosmiquement, biologiquement, nécessaires pour que le Christ prît pied sur la scène humaine. Et tout ce travail était mû par l’éveil actif et créateur de son âme en tant que cette âme humaine était élue pour animer l’Univers. Quand le Christ apparût dans les bras de Marie, Il venait de soulever le Monde ! » [5]

 

Tel est l’appel lumineux de Teilhard de Chardin à l’humanité d’aujourd’hui.

 

www.teilhard-international.com  

[1] Œ. C. X, p. 59 et 217.

[2] Cette sévère considération de Paul Ricœur, l’un des plus grands philosophes chrétiens du XXe siècle (1913-2005), suffit : « On ne dira jamais assez tout le mal que l’interprétation littérale, on devrait dire « historiciste », du mythe d’Adam a fait au christianisme ; elle l’a fait tomber dans la profession d’une histoire absurde et dans des spéculations pseudo-rationnelles sur la transmission quasi biologique d’une culpabilité quasi juridique pour l’erreur d’un autre homme, repoussée loin dans la nuit des temps, on ne sait où, entre le pithécanthrope et l’homme de Neandertal. En même temps, le trésor caché du symbole adamique a été dilapidé » (P. Ricœur, Le Mal, un défi à la philosophie).

[3] Encyclique Laudato si’  Note 53 : L’apport de P. Teilhard de Chardin se situe dans cette perspective ; cf. Paul VI, Discours dans un établissement de chimie pharmaceutique (24  février 1966) : Insegnamenti 4 (1966), 992- 993 ; Jean-PauL II, Lettre au Révérend P. George V. Coyne (1er  juin 1988) : Insegnamenti  11/2 (1988), 1715 ; Benoît XVI, Homélie pour la célébration des Vêpres à Aoste (24  juillet 2009) : Insegnamenti  5/2 (2009), 60 ; DC 1966, n. 1468, col. 603-604 et DC 1988, n. 1974, p. 1163-1167.

[4] S. Paul : Col 1, Ep 1.

[5] Science et Christ, Œ.C. IX, p. 9

Le texte complet  en français, – 9 pages – du frère Prospero Rivi,  peut être consulté en cliquant ici.