Dante et Teilhard

Dante (1265-1321) et Teilhard (1881-1955) poètes chrétiens
(suite et fin)
      par Remo Vescia
Depuis le début de son voyage initiatique de la Divine Comédie, Dante avance à la recherche de la Vérité de Dieu. Il a pour guide Virgile, au début, jusqu’à ce que Béatrice vienne à sa rencontre pour le guider dans cette extraordinaire aventure pour l’introduire au Paradis. Cette rencontre avec Béatrice, la Dame de ses rêves, suscite progressivement en lui une humanité nouvelle, de plus en plus fascinante, et prend sens et consistance au fur et à mesure qu’il traverse les trois lieux de l’au-delà : l’Enfer, au début de son voyage,  en bas, emblématique du manque d’amour définitif; le Purgatoire, en haut, lieu transitoire et transformateur, grâce au pardon ; le Paradis, enfin, où règne l’amour parfait en Dieu, lieu de sa Présence lumineuse et de Vie. Le poète avance et suit Béatrice ‘de ciel en ciel’ du Purgatoirevers le Paradis en s’ouvrant à la Réalité à laquelle elle l’introduit de toutes les capacités de son intelligence de cœur, et son regard se fait de plus en plus pénétrant, continuellement appelé par son doux guide à croître, à comprendre, à progresser au delà de lui-même. Il la voit toujours plus resplendissante au fur et à mesure qu’il monte et affronte de nouvelles ‘vérités’.
Au Purgatoire, qui fait irrésistiblement penser à notre propre lieu de transition sur Terre, au fur et à mesure que le poète prend conscience de ses avancées plus ou moins rapides, de son attente, de son impatience même de parvenir au Paradis, Dante utilise même sa hâte pour imaginer et avouer qu’il sait qu’il y reviendra, après sa mort, dans ce lieu de transformation et de pardon, avec les orgueilleux, car il sait qu’il en fait partie. Ce lieu le concerne, comme il nous concerne car il est celui dont nous nous sentons les plus proches à cause de sa ressemblance avec ses caractéristiques de transformation, de transition, de désir et de purification, et surtout d’espérance que nous éprouvons sur Terre, et non seulement pour les occurrences chronologiques avec les dates de la biographie de Teilhard évoquées dans l’Introduction de cet article.
Dante révèle aussi sans difficultés à quel point, il se joue des programmes, des limitations, des orientations idéologiques et religieuses rencontrées en exil. Cela n’est pas sans nous rappeler également les difficultés rencontrées par Teilhard et ses autorités hiérarchiques, si ce n’est romaines … Des freins s’interposent dans ce parcours où la passion de tout ce qui est terrestre prend presque des allures nostalgiques. L’Art et son pouvoir de rédemption et même de résilience, ainsi que le  besoin de s’élever en prières, rejoignant ainsi les propos poétiques des Ecrits du temps de la guerre et du Milieu divin de Teilhard de Chardin qui se terminent toujours en magnifiques prières.
Ce rapprochement entre les cheminements spirituels de Dante et de Teilhard n’est pas une simple vue de mon esprit. D’autres commentateurs de Dante, aussi bien lors d’une traduction du Paradis en anglais, Barbara Reynolds ; que français, André-A. Devaux, ou italiens, à commencer par les exclamations du P. Gabriele Allegra dans ses Dialogues avec Pierre Teilhard de Chardin, ont tracé les nombreux parallèles que l’on peut retrouver de ces rencontres entre nos deux grands poètes.
Après la descente dans l’Enfer guidé par Virgile, (dont la fonction a été l’amanar, c. à d. l’aller vers l’amour), et la montée dans le Purgatoire, Dante vole à travers l’Empyrée guidé par Béatrice, en faisant l’expérience du transamanar, l’aller au-delà de l’amour vers le suprême Amour. Nous sommes au cœur du thème essentiel du Paradis. Parvenir au Paradis n’est pas seulement le but ultime de cet extraordinaire voyage, il en est la véritable motivation et recherche, dès l’origine. C’est l’apex, l’expérience par laquelle le pèlerin devient, par participation à la vie divine, humain d’abord, appelé à la sainteté ensuite, pour y accéder. Le Paradis est le Cantique de la vraie Vie, de la vie possible, de la vie que dans les tribulations du quotidien – dans nos rapports avec le mal, l’oubli, la trahison, bref le péché, nous font vivre – où continuellement la Beauté, l’espérance, une Présence nous attirent. Un chemin vers la Vérité de la Vie, où Dante ne renonce jamais à la raison, ni à la passion, mû par le Désir – ( N’est-ce pas ce que Teilhard nomme la Noogenèse mue par l’Amour ?) – et plus il s’approche de Dieu, plus le désir, humain, existentiel, charnel,  - de comprendre et  d’être heureux, utile pour soi et pour les autres, s’affine et se dilate.
Ce qui semble échapper aux lecteurs de la Divine Comédie, beaucoup trop fascinés par l’Enfer où ils ont tendance à s’attarder, pour d’évidentes raisons de fascination exercée par le spectacle du mal, c’est que le passage sera un événement, au sens le plus profond du terme : le Paradis a pour  essence d’être la vibration, l’émotion profonde, la stupeur joyeuse, l’intelligence lumineuse que provoque la rencontre avec une réalité de Quelque chose qui l’emporte sur soi, une Présence qui correspond enfin au foyer profond du cœur. C’est le Christ ressuscité qui se propose au pèlerin éclairé, qui a désormais acquis les yeux de la foi, comme présent au cœur même de la réalité. Car la foi ne s’oppose pas à la raison, au contraire, elle la complète et l’entraîne.
Pour comprendre l’expérience de Dante et, par là, le sens de son poème, on ne peut faire l’économie de la vision culturelle du poète : le Paradis, pour Dante, n’est pas tant un lieu où l’on parvient, il est notamment l’assemblée des anges et des bienheureux, l’état et le lieu de la béatitude céleste, état de félicité, de complétude, de perfection spirituelle glorifiée par la béatifiante vision de Dieu. Le Paradis n’est pas plus un lieu qu’un état, c’est une manière d’être en une Présence. C’est le point Oméga de Teilhard !
Aussi, la parole, le Verbe, dans le Paradis, est d’abord la mémoire d’une ‘rencontre décisive’ dans la vie de Dante, comme de tant d’autres rencontres salvatrices que la lecture de cet extraordinaire texte poétique a rendues possibles depuis des siècles. Le poète fait l’expérience de la présence divine lorsqu’il regarde Béatrice, et lorsque, guidé par elle, il rencontre quelques saints qui lui ouvrent l’accès au Paradis. Mais également lorsque le poète regarde la nature, pleine de symboles de la réalité divine, lorsqu’il se pose des questions d’astronomie, de philosophie, de politique, de théologie, lorsqu’il évoque des mythes antiques vus comme des ombres préparatoires des vérités que le christianisme a portées à la pleine lumière (Par. 30,78). Dante, comme Teilhard plus de sept siècles plus tard, sait jouir d’un rayon de soleil qui illumine à l’improviste un pré fleuri, un paysage ou un visage, il sait voir de ses yeux et comprendre de toute son intelligence et de son émerveillement. Mais le Poète jouit davantage parce qu’il sait voir au-delà, vers l’infini, ‘Quelque Chose’ d’incomparable, plus grande, plus lumineuse, plus forte et plus belle. La force poétique des splendides images de lumière, de danse, de chant, la force de si nombreuses similitudes, du sourire même de Béatrice, se situe essentiellement dans le pressentiment et la révélation d’un monde qui est  "autre" et qui est pourtant là, proche et lointain, de ce monde ci, en même temps, ce qui met suprêmement en valeur son dynamisme naturel. En cette rencontre dans ce regard porté sur le Monde, donné par la raison et la foi en la Vérité où nous évoluons, Dante et Teilhard sont proches et nous touchent tous deux profondément pour des raisons voisines. Mais c’est la vision cosmologique de l’Univers toujours en mouvement qui les rapproche encore davantage.
Ce voyage au Paradis nous élève dans une illumination éminemment poétique parce que Dante n’est plus simplement un voyageur, mais un témoin qui décrit diverses attitudes, rencontres, situations qui se transfigurent. La poétique de la Lumière est donnée dans cette traversée comme émanation éternelle de Dieu. Les figurations éclairantes, souvent symboliques, que Dante rapporte, font certes partie de la tradition du Moyen Age et de la tradition mystique en vigueur en son temps, parce que c’est la forme de connaissance la plus élevée que l’on pouvait avoir en son temps, mais au delà des apparitions lumineuses, mélangées aux rêves, sa vision aboutit à des métamorphoses d’images qui font penser que Dante a une vision moderne de l’Univers. Ainsi dans les représentations qu’il nous donne, il montre des fleuves qui deviennent des lacs, des langages qui deviennent des anges, des fleurs qui se transforment en bienheureux mais aussi un monde en évolution dont la terre n’est pas le centre. Au Paradis, ce ‘Pèlerin d’amour’ comme il se définit lui-même, (Par.) veut aller à la rencontre de Dieu, impensable rationnellement, ineffable, indicible et nous comprenons que c’est au fond de notre cœur que nous pouvons le trouver le mieux. Aussi Dante a recours aux modes d’expressions des mystiques, en poussant au maximum les capacités de l’esprit à percevoir des sensations impossibles à rapporter.
Avec le Paradis,  Dante nous fait don de son Cantique le plus  ambitieux, peut-être aussi le plus actuel, tel que Teilhard nous invite à le bâtir en « construisant la Terre », sans doute enfin le modèle inégalé d’écriture poétique pour dire magnifiquement  ce qui est très difficile de dire avec des mots simples. Le Cantique du Paradis est complexe mais on peut l’exprimer de façon globale et simple ainsi : le poète, homme véritable et chrétien véritable, - Dante était clerc et chercheur – peut se faire une image adéquate de ce que Dieu est  pour l’homme, et de ce que l’homme est pour Dieu : il y est amené grâce à la connaissance et à l’Amour que la femme peut seul donner. La femme, mère et fille, épouse ou amante, la femme dans sa splendeur virginale grâce à laquelle nous comprenons que l’Amour est La seule Voie qui peut mener à Dieu.
Reportons-nous à l’Introduction de Le Cœur de la Matière, l’ouvrage testament de Teilhard, (Paris, 1950), il nous dit : Ce que je me propose, c'est tout simplement de montrer comment, à partir d'un point d'ignition initial - congénital -  le Monde, au cours de toute ma vie, par toute ma vie, s'est peu à peu allumé, enflammé à mes yeux, jusqu'à devenir, autour de moi, entièrement lumineux par le dedans.
Progressive expansion, au sein de tout être et de tout événement, d'une mystérieuse clarté interne qui les transfigurait.
Mais, plus encore, variation graduelle d'éclat et de teinte liée au jeu compliqué de trois composantes universelles : le Cosmique, l'Humain et le Christique, - explicitement présentes en moi dès les premiers instants de mon existence, mais dont il m'a fallu plus de soixante années d'effort passionné pour découvrir qu'elles n'étaient que les approches ou approximations successives d'une même réalité de fond...  
Pourpres lueurs de la Matière, virant insensiblement à l'or de l'Esprit, pour se muer enfin en l'incandescence d'un Universel-Personnel ; - tout ceci traversé, animé, embaumé par un souffle d'Union, - et de Féminin.
Telle que je l'ai expérimentée au contact de la Terre, la Diaphanie du Divin au cœur d'un Univers ardent. - Le Divin rayonnant des profondeurs d'une Matière en feu :
Voilà ce que je vais essayer de faire entrevoir et de faire partager ici. »
Dieu est Créateur et Rédempteur, présent partout avec une intensité diverse selon la capacité et la dignité des créatures, Dante l’exprime au Paradis, dans le dernier chant de la Divine Comédie :
La gloria di Colui che tutto move/ per l’universo penetra, e risplende/ in una parte più o meno altrove.
La gloire de Celui qui met tout en mouvement/ pénètre l’univers, et resplendit/ plus en un point et moins ailleurs (Par. 1,1-3)
L’univers est la Gloire de Dieu, et Dieu resplendit en toutes choses, dans l’harmonie et la cohérence de leur admirable ordre réciproque, avec le même caractère naturel par lequel existent et brillent les étoiles dans le ciel, soit que les yeux de l’homme les voient, soit que, ‘enténébré’ par le péché, il ne les voie pas.
Mais Dieu est surtout présent en l’homme, la créature intelligente et libre, à son image et à sa ressemblance, doté de la parole, du Verbe. Dieu est le Bien suprême par qui et pour qui l’homme est créé.
ma vostra vita senza mezzo spira/ la somma beninanza, e la innamora/ di sé si che poi sempre la disira
mais votre vie, c’est la bienveillance suprême qui l’insuffle directement et qui l’enamoure de soi tant qu’elle la désire toujours.. (Par.7, 142-144).
Pour cela Il est l’évidence première au cœur de l’homme, l’objet de son désir le plus profond, le terme vers lequel tend sa recherche permanente. La créature humaine naît donc orientée vers Dieu dans son émerveillement que la Beauté  et l’Amour lui inspire. Toutefois elle est libre et peut s’en détourner attiré par des biens éphémères, ainsi poussée, elle peut plier d’un autre côté (Par. 1 132). Mais si elle choisit de se tourner vers Dieu, elle accomplit l’acte le plus naturel, le plus accompli de l’humain, celui qui répond le plus à la vocation suprême de son être. Cela n’est pas facile, pour autant. Il y a en effet un reste de confusion, de faiblesse, dans le cœur humain qui l’incline à se perdre au cours de son cheminement dans l’existence sur Terre. Avec réalisme, le poète a toujours en vue cette fragilité qui empêche continuellement l’homme d’atteindre sa fin :
La chair des mortels est si vulnérable/ qu’un bon début chez vous ne suffit pas/ pour que viennent des glands dès la naissance du chêne.
La carne dei mortali é tanto blanda/, che giù non basta buon cominciamento/dal nascer della quercia al far la ghianda. (Par. 22, 85-87).
C’est bien l’objet de ce qui a occupé Teilhard toute sa vie. Il a passé sa vie à étudier Le Phénomène Humain. Rien que le phénomène, mais tout le phénomène. Avec ses activités et ses passivités.
C’est pour libérer l’homme du péché de l’origine, de cette mystérieuse blessure qui lui a été infligée à l’aurore de l’histoire, par son orgueil, et qui fait que son désir de bonheur se transfère sur des biens limités, que le Verbe s’est fait Chair dans le corps vierge d’une femme, Marie, pour devenir l’un de nous. Par l’œuvre de Rédemption, Dieu a manifesté son amour infini pour l’homme. Il est mort pour lui ; il a voulu demeurer pour toujours avec lui, une fois ressuscité. (Et moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin des temps (Mathieu, 28,20). L’Église engendrée par l’Esprit, est le lieu où l’homme peut le rencontrer et réaliser son humanité, en découvrant la profondeur de son désir et, en même temps la réponse à un tel désir, c’est le Christ. Dante le déclare explicitement dès le début du Purgatoire :
La soif naturelle qui jamais ne s’étanche, sinon par l’eau dont l’humble femme samaritaine demanda la grâce (Pur. 21, 1-3).
C’est dans cette perspective christologique, ecclésiale, que l’on comprend la présence illuminatrice de Béatrice auprès de Dante, pour le conduire à la vision béatifiante de Dieu, au Paradis. Le salut est ‘véhiculé’ pourrait-on dire, par une rencontre qui fait découvrir, avec émerveillement et joie, la mystérieuse Présence. La vérité de l’homme se réalise dans cette rencontre, elle coïncide avec la suite donnée à cette merveilleuse rencontre. Telle est la méthode choisie par Dieu, et méthode choisie par Dante pour écrire sa Comédie, méthode correspondant profondément à la nature de l’homme: son irrésistible besoin d’amour et son inévitable besoin de partage de sa co-naissance, pour reprendre la géniale invention verbale de Paul Claudel !  co-naissance !
L’importance de ce qui est sensible est grande pour Dante. Pour lui la connaissance passe par les sens et permet une re-naissance en prenant sens et signification. En effet, Dante dit :
Cosi parlar conviensi al vostro ingegno/, pero che solo da sensato apprende : cio che fa poscia d’intelletto degno.
ainsi doit-on parler à votre esprit, car il apprend seul du sensible : ce qu’ensuite il rend digne de l’intellect. (Par.4, 40-42).
Il est pourtant vrai que, tout en parlant des sens, la raison doit ensuite les transcender, puisque la raison ne suffit pas, la raison, volant après les sens,… a l’aile courte (Par. 2, 56-57) et, enfin, la foi c’est à dire la confiance accordée à plus que soi en toute humilité, est nécessaire pour comprendre véritablement ce dont la réalité sensible est le signe.
Nous réalisons ainsi que la Vérité est de l’ordre du discours ou encore de la représentation – elle est de l’ordre de la parole vivante : elle doit être recherchée - elle n’est ni un fait, ni un acquis – et ses conditions d’accès, comme ses critères de jugement vrai, sont fondamentaux. La vérité se définit comme correspondance ou adéquation : adéquation entre l’intelligence qui conçoit, - l’esprit - et la réalité.
Humblement Dante, pour cheminer à la recherche de La Vérité, fait appel à plusieurs guides pour progresser vers toujours plus de Lumière. On peut penser que ces guides sont en même temps, symboliques des trois étapes de la démarche intellectuelle nécessaires pour connaître la Vérité : le Vrai, le Beau et le Bien. Dieu, dans la splendeur de sa gloire, comme il est dit dans les admirables premiers vers du Paradis –
‘La gloria di Colui che tutto move…     La gloire de Celui qui met tout en mouvement ’.
Teilhard, dans le second de ses ‘Écrits du temps de la Guerre’, intitulé Le Milieu Mystique (1917) fait référence à St François d’Assise et à la bienheureuse Angèle de Foligno, pour trouver la clé en langage dantesque de l’authentique vie mystique : « Tous ceux qui sont admis à la vision de Jésus ne parcourent évidemment pas dans leur ordre les phases que j’ai comptées. Mais s’ils analysent leur passion du Divin, ils verront qu’ils ont franchi les Cercles, et que leur amour est au centre. Ils reconnaîtront notamment le rôle de l’Objet sensibilisateur, qui échauffe pour la Charité, et les vastes Réalités cosmiques, qui donnent à Dieu son être tangible et palpable ici-bas. Nul ne comprendra, je pense, ni saint François, ni la Bienheureuse Angèle, ni les autres, s’il n’a profondément compris que JÉSUS DOIT S’AIMER COMME UN MONDE.
Dante, rappelons-le une fois encore, s’est donné successivement, trois guides réels et symboliques à la fois, pour son voyage dans l’au-delà, pour son parcours : Virgile pour l’Enfer – symbolique de la Raison; Béatrice pour le Purgatoire et pour l’entrée au Paradis – symbolique de la Connaissance par le cœur et l’Amour, et pour le Paradis, Saint Bernard de Clairvaux, symbolique de la Sainteté, pour contempler l’ineffable splendeur de Dieu. On comprend que Vérité et Beauté/Bonté vont de pair. (Platon n’avait-il pas dit que la Beauté est la Splendeur du Vrai ?) Beauté/Bonté et Vérité ne font qu’un en Dieu, nous dit Dante. Pour illustrer cette affirmation, citons la magnifique prière que saint Bernard adresse à la Vierge Marie à l’entrée du Paradis ( on peut en retrouver la citation sur des murs de la ville de Florence, ainsi que d’autres rappels de La Divine Comédie). Ce regard porté au sacré, à Marie et, à travers elle, à la femme, c’est la gloire de l’Eglise et l’école de l’Europe qui a irradié pendant plusieurs siècles.  Voici, la prière que le Saint adresse à Marie, parmi les plus beaux vers du Paradis :
Vergine Madre, figlia del tuo figlio,
umile e alta più che creatura,
termine fisso d’eterno consiglio,
tu sei colei che l’umana natura
nobilitasti si, che ‘l suo fattore
non disdegno’ di farsi sua fattura.
Nel ventre tuo si raccese l’amore,
per lo cui caldo ne l’eterna pace
cosi è germinato questo fiore.
Qui se’ a noi meridiana face
Di caritate, e giuso, intra’ mortali,
se’ di speranza fontana vivace.
(Paradis, XXXIII)
Vierge mère, fille de ton fils,
humble et haute plus que toute créature,
terme arrêté d’un éternel conseil,
tu es celle qui a tant anobli la nature humaine,
que son créateur daigna se faire sa créature.
Dans ton ventre l’amour s’est rallumé,
par la chaleur de qui, dans le calme éternel,
cette fleur ainsi est éclose.
Ici tu es pour nous la torche méridienne
de charité, et en bas, chez les mortels,
tu es source vive d’espérance.
Etonnant rapprochement avec le beau texte de Teilhard que nous aimons citer souvent : Il ne fallait rien moins que les labeurs effrayants et anonymes de l’Homme primitif et la longue beauté égyptienne et l’attente inquiète d’Israël, et le parfum lentement distillé des mystiques orientales, et la sagesse cent fois raffinée des Grecs pour que sur la tige de Jessé et de l’Humanité
la Fleur pût éclore.
Toutes ces préparations étaient cosmiquement, biologiquement nécessaires pour que le Christ prit pied sur la scène humaine et tout ce travail était mû par l’éveil actif et créateur de son âme en tant que cette âme humaine était élue pour animer l’Univers .Quand le Christ apparût dans les bras de Marie, il venait de soulever le monde. (Science et Christ)
L’Eternel Féminin, poème de Teilhard écrit au front après la lecture de la Divine Comédie, retrouve ces mêmes accents. N’est-il pas dédié à Béatrix? A-t-il été inspiré par cette magnifique apothéose du féminin qui de Béatrice, la femme aimée, guide pour arriver au Paradis, inspiratrice de l’œuvre majeure de Dante, devient elle-même symbole de l’apothéose du féminin et de la Vierge Mère et de l'Eglise, et finalement de la Grâce du Messie lui-même !
Depuis près de sept cents ans Dante a pu atteindre bien des lecteurs qui cherchaient et trouvaient grâce à lui la diritta via, la voie droite. Pour parvenir  à écrire La Comédie il lui avait fallu beaucoup apprendre et faire une dure expérience de la vie et des hommes… La vie de Dante se dit dans de merveilleux poèmes. Nous les possédons en deux états : sous la forme initiale, encore maigre, indécise, dans un ouvrage ravissant de sa vingt-cinquième année, - La Vita Nuova -  et puis, sous sa forme monumentale, vingt ans après, dans la majesté de ses proportions et de son achèvement – La Divine Comédie, grandiose chef-d’œuvre de la littérature mondiale. Tous les autres écrits de Dante, produits dans l’intervalle, ne sont que des brouillons, des exercices, des essais, des notes prises en marge du grand œuvre. Toute une existence de poète construite sur un seul thème, ayant pour centre une seule idée et un seul événement, le même à son point d’arrivée qu’à son point de départ.
N’est-ce pas précisément ce qui est arrivé à Teilhard qui entre ses tout premiers écrits : La vie cosmique, le 1er de ses écrits du temps de la guerre, puis: Le Milieu divin, son premier ouvrage écrit en Chine en 1927, et son tout dernier écrit, à la veille de sa mort, Le Christique (1955), a exprimé dans plus de deux cents essais et plus de deux mille lettres, pendant près de soixante ans Le Cœur de la Matière, qui ne finit pas de nous éclairer, de nous éblouir, de nous inspirer où il reprend son magnifique Hymne à la Matière.
Sentant la fin de sa vie venir, après trois crises cardiaques, Teilhard annonce à Jeanne Mortier, sa légataire testamentaire, en septembre 1954, son projet d’écrire quelque chose de « confidentiel » sur le Christique : une sorte de quintessence du Milieu divin, de La Messe sur le Monde, et du Cœur de la Matière. Evocation de la formidable « intégration » psychologique en cours de réalisation par la rencontre entre le Christ-plérômisant de la Révélation et l’Evolutif convergent de la Science. Tout l’Univers qui s’amorise, de l’infime à l’immense, sur toute la Durée…  Priez, lui demande–t-il en terminant son courrier, pour que je fasse le mieux, - pour que « Son » règne arrive.
Et c’est ainsi qu’en mars 1955, un mois avant sa mort, Teilhard exilé une fois de plus, cette fois non plus dans les déserts d’Asie mais à New York, écrit Le Christique, texte extraordinaire qui chante son émerveillement qui n’a pas fini de grandir. Reportons-nous pour terminer là encore, au dernier paragraphe afin de retrouver la merveille de ce texte, (volume 13 des Œuvres Complètes, aux éditions du Seuil, par sa légataire testamentaire, Jeanne Mortier, entre 1955 et 1976), publié à la fin de son livre testament Le Cœur de la Matière.
Partout sur la Terre, en ce moment, au sein de la nouvelle atmosphère spirituelle créée par l’apparition de l’idée d’Evolution, flottent, à un état de sensibilisation mutuelle extrême, l’amour de Dieu et la foi au Monde : les deux composantes essentielles de l’Ultra-Humain. Ces deux composantes sont partout « dans l’air » : mais généralement pas assez fortes, toutes les deux à la fois, pour se combiner l’une avec l’autre, dans un même sujet. En moi, par pure chance, (tempérament, éducation, milieu…), la proportion de l’une et de l’autre se trouvant favorable, la fusion s’est opérée spontanément, - trop faible encore pour se propager explosivement – mais suffisante toutefois pour établir que la réaction est possible, et que, un jour ou l’autre, la chaine s’établira.
Preuve nouvelle qu’il suffit, pour la Vérité, d’apparaître une seule fois, dans un seul esprit, pour que rien ne puisse, jamais plus, l’empêcher de tout envahir et de tout enflammer.
Les thèmes majeurs mis en relief dans Le Cœur de la Matière - le Cosmique ou l'Évolutif, l'Humain ou le Convergent, sont subsumés par un thème qui les contient : le Christique ou le Centrique. Au terme de son ascension, Teilhard n'a plus d'échange qu'avec Dieu. Il écrit alors la Prière au Christ toujours plus grand. Prière inégalée jusqu'à ce jour, à la fois dans sa profondeur mystique, l'étendue de la science qu'elle implique, et la beauté de l'expression :
Seigneur, parce que, de tout l’instinct et par toutes les chances, de ma vie, je n’ai jamais cessé de vous chercher et de vous placer au cœur de la Matière universelle, c’est dans l’éblouissement d’une Transparence et d’un universel Embrasement que j’aurai la joie de fermer les yeux…
Comme si d’avoir rapproché et mis en contact les deux pôles, tangible et intangible, externe et interne, du Monde qui nous emporte avait tout enflammé, et tout déchainé…
Sous la forme d’un « tout petit », entre les bras de sa Mère, - conformément à la grande Loi de Naissance -, vous avez pris pied dans mon âme d’enfant, - Jésus. Et voici que, répétant et prolongeant en moi le cercle de votre croissance à travers l’Eglise, - voici que votre humanité palestinienne s’est peu à peu épandue de toutes parts, comme un iris innombrable où votre Présence, sans rien détruire, pénétrait, en la sur-animant, n’importe quelle autre présence autour de moi…
Tout cela parce que dans un Univers qui se découvrait à moi en état de convergence, vous aviez pris, par droits de Résurrection, la position maîtresse du Centre total en qui tout se rassemble !
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Seigneur de la Consistance et de l’Union, Vous dont la marque de reconnaissance et l’essence sont de pouvoir croître indéfiniment, sans déformation ni rupture, à la mesure de la mystérieuse Matière dont vous occupez le Cœur et contrôlez en dernier ressort tous les mouvements, - Seigneur de mon enfance et Seigneur de ma fin, - Dieu achevé pour soi, et cependant, pour nous, jamais fini de naître, - Dieu qui pour vous présenter à notre adoration comme « évoluteur et évolutif » , êtes désormais le seul à pouvoir nous satisfaire,- écartez enfin tous les nuages qui vous cachent encore, - aussi bien ceux des préjugés hostiles que ceux des fausses croyances.
Et que, par Diaphanie et Incendie à la fois, jaillisse votre universelle Présence.
O Christ toujours plus grand !