Edgar Morin sur Laudato si’
Edgar Morin : « L’encyclique Laudato Si’ est peut-être l’acte 1 d’un appel pour une nouvelle civilisation »
Pour ce sociologue non croyant, l’encyclique du pape François offre cette vision complexe de l’écologie qu’il appelle lui-même de ses vœux.
Selon Edgar Morin, l’encyclique Laudato si’ est un texte « providentiel : un texte inattendu, et qui montre la voie ».
Vous n’avez pas hésité, après l’avoir lu, à qualifier l’encyclique Laudato si’ (La Croix du 19 juin) de providentielle. Qu’est-ce à dire ?
Edgar Morin : Providentielle, non pas dans le sens de la divine providence ! Mais nous vivons dans une époque de désert de la pensée, une pensée morcelée où les partis qui se prétendent écologistes n’ont aucune vraie vision de l’ampleur et de la complexité du problème, où ils perdent de vue l’intérêt de ce que le pape François dans une merveilleuse formule reprise de Gorbatchev appelle « la maison commune ». Or cette même préoccupation d’une vue complexe, globale, au sens où il faut traiter les rapports entre chaque partie, m’a toujours animé (2).
Dans ce « désert » actuel, donc, voilà que surgit ce texte que je trouve tellement bien pensé, et qui répond à cette complexité ! François définit « l’écologie intégrale », qui n’est surtout pas cette écologie profonde qui prétend convertir au culte de la Terre, et tout lui subordonner. Il montre que l’écologie touche en profondeur nos vies, notre civilisation, nos modes d’agir, nos pensées.
Plus profondément, il critique un paradigme « techno-économique », cette façon de penser qui ordonne tous nos discours, et qui les rend obligatoirement fidèles aux postulats techniques et économiques pour tout résoudre. Avec ce texte, il y a à la fois une demande de prise de conscience, une incitation à repenser notre société, et à agir. C’est bien le sens de providentiel : un texte inattendu, et qui montre la voie.
Vous y retrouvez une perspective humaniste de l’écologie ?
E. M. : Oui, car à travers cette notion d’écologie intégrale, l’encyclique invite à prendre en compte toutes les leçons de cette crise écologique. Mais là aussi, à condition de préciser la notion d’humanisme, qui a un double sens. D’ailleurs, c’est ce que François dit dans son discours. Il critique une forme d’anthropocentrisme.
Il existe en effet un humanisme anthropocentriste, qui met l’homme au centre de l’univers, qui fait de l’homme le seul sujet de l’univers. En somme, où l’homme se situe à la place de Dieu. Je ne suis pas croyant, mais je pense que ce rôle divin que s’attribue parfois l’homme est absolument insensé.
Et une fois qu’on est dans ce principe anthropocentriste, la mission de l’homme, très clairement formulée par Descartes, c’est conquérir la nature et la dominer. Le monde de la nature est devenu un monde d’objets. Le véritable humanisme c’est au contraire celui qui va dire que je reconnais dans tout être vivant à la fois un être semblable et différent de moi.
Faites-vous vôtre cette invocation de François d’Assise, reprise par le pape, qui parle de frère Soleil, qui implique une forme de fraternité avec ce que les chrétiens appellent la Création ?
E. M. : Le pape a eu la chance de trouver dans le christianisme saint François d’Assise ! Car s’il n’avait pas été là, il aurait été bien maigre en référence…
Nous savons aujourd’hui que nous avons en nous des cellules qui se sont multipliées depuis les origines de la vie, qu’elles nous constituent comme tout être vivant… Si nous remontons à l’histoire de l’univers, nous portons ainsi en nous tout le cosmos, et d’une façon singulière.
Il y a une solidarité profonde avec la nature, même si bien entendu nous sommes différents, par la conscience, la culture… Mais tout en étant différents, nous sommes tous des enfants du Soleil. Le vrai problème, c’est non pas de nous réduire à l’état de nature, mais de ne pas nous séparer de l’état de nature.
Le Saint-Père est amené à trouver dans la Bible un certain nombre d’éléments qui justifie sa démarche. Mais je crois au contraire que la Bible raconte une création de l’homme totalement séparée de celle des animaux, et qu’elle a commencé à susciter cette pensée anthropocentriste, que le message de Paul a poursuivi, en séparant le destin post-mortem des humains des autres vivants. Cette conception sépare à mes yeux la civilisation judéo-chrétienne des autres grandes civilisations.
Mais justement, dans l’encyclique Laudato si’, le pape donne une interprétation inverse de la Genèse…
E. M. : C’est vrai, on peut très bien faire des interprétations cosmogéniques de la Genèse, notamment parce que « Elohim» qui est le Dieu génésique, est un pluriel singulier : il est un et il est multiple. Alors on peut y voir une sorte de tourbillon créateur. C’est vrai aussi que, dans la Genèse, il est écrit qu’au commencement Elohim sépara le ciel de la Terre.
C’est là, aussi, une idée intéressante, car pour qu’il y ait un univers il faut une séparation, entre les temps (passé, présent et avenir) et l’espace (ici et là). Mais ma conception à moi, qui se situe dans l’héritage de Spinoza, repose sur la capacité créatrice de la nature. Je crois que la créativité ne part pas d’un créateur initial, mais d’un événement initial.
Vous connaissez bien l’Amérique du Sud. Avez-vous le sentiment que la réflexion de François doit beaucoup à sa culture argentine ?
E. M. : Oui, tout à fait. Ce qui m’a toujours frappé, c’est de ressentir en Amérique latine, à titre divers, une vitalité, une capacité d’initiative que nous n’avons pas ici. Dans l’encyclique, par exemple, je retrouve ce sens de la pauvreté, si fort sur ce continent.
En Europe, nous avons complètement oublié les pauvres, nous les avons marginalisés. Mais dans l’encyclique, le concept de pauvreté est vivant, comme dans les manifestations de la Ligue des paysans sans terre ou du peuple, au Brésil.
Enfin, il est certain que l’Argentine, qui a elle-même connu tant d’épreuves, qui a été obligée d’abolir sa dette car elle était en faillite, est un pays où il y a une vitalité démocratique extraordinaire. Je ne dirais pas que c’est un miracle, mais il était nécessaire qu’un pape vienne de là-bas, avec cette expérience humaine.
C’est un pape imprégné par cette culture andine qui oppose au « bien-être » exclusivement matérialiste européen le « bien vivre » (le buen vivir) qui est épanouissement personnel et communautaire authentique. Le message pontifical appelle à un changement, à une nouvelle civilisation, et j’y suis très sensible. Ce message est peut-être l’acte 1 d’un appel pour une nouvelle civilisation.
Au-delà de cette encyclique, comment voyez-vous la contribution des religions à notre société ?
E. M. : Tous les efforts pour éradiquer les religions ont complètement échoué. Les religions sont des réalités anthropologiques. Le christianisme a connu une contradiction entre certains de ses développements historiques et son message initial, évangélique, qui est amour des humbles. Mais, après que l’Église a perdu son monopole politique, une partie d’elle-même a retrouvé sa source évangélique.
La dernière encyclique est un ressourcement évangélique intégral. Les chrétiens, quand ils sont animés par la source de leur foi, sont typiquement des personnes de bonne volonté, qui pensent au bien commun. La foi peut être un garde-fou contre la corruption de politiques ou des administrateurs. La foi peut donner du courage.
Si, aujourd’hui, dans une époque de virulence, les religions revenaient à leur message initial – en particulier l’islam, puisque Allah est le Clément et Miséricordieux – elles seraient capables de s’entendre. Aujourd’hui, pour sauver la planète qui est vraiment menacée, la contribution des religions n’est pas de trop. Cette encyclique en est une manifestation éclatante.
Un sociologue de renommée internationale
Né en 1921, Edgar Morin est un sociologue et philosophe de renommée internationale, directeur de recherche émérite au CNRS, docteur honoris causa de vingt-sept universités à travers le monde. Résistant pendant la guerre, communiste, il prend dès 1948 ses distances avec le parti. De 1969 à 1970 il séjourne en Californie, aux États-Unis, où il est éveillé à la question écologique.
Avec Le Paradigme perdu : la nature humaine, publié en 1973, il explique que l’homme n’est pas le maître de la nature, mais son partenaire et que c’est autant la nature qui en impose à l’homme que l’inverse. Son œuvre centrale, La Méthode fait de la notion jusqu’alors vague de « complexité » une réalité importante.
Au total, il est l’auteur d’une œuvre traduite en une trentaine de langues et publiée dans quarante-deux pays, comprenant près de quatre-vingts livres et une dizaine de films.
Recueilli par Antoine Peillon et Isabelle de Gaulmyn
(1) Dernier livre paru : L’Aventure de « La Méthode ». Seuil, 176 p., 18 € (Lire La Croix du 18 juin)
(2) voir notamment d’Edgar Morin, avec Anne-Brigitte Kern, Terre-Patrie, Seuil, 1993, nouvelle édition en collection Points, 2010.