Michele Baraldi : témoignage Assise 2010

’Or

Un témoignage

Tout d’abord, l’immense question du Souffle, de l’esprit : un souffle-esprit qui comprend et traverse l’étendue infinie de l’univers vivant. Voilà le point qui fut au centre de mon premier dialogue avec François Cheng et qui est aussi la lumière qui éclaire toute son œuvre, comme elle éclaire, à vrai dire, sous de noms différents, les sources et les textes des grandes cultures orientales.

Spiritus  Pneῦma  Ruach

Dans la tradition vétérotestamentaire, nous trouvons hayyâh ou hayyîm, la vie, nèphesh, l’âme, rûach, le souffle et l’esprit de Dieu, neshâmâh, le souffle de vie qui est, dans la mystique juive, l’état le plus haut et le plus pur de l’esprit, celui qui rapproche l’homme de Dieu. Aux lecteurs de L’Éternel féminin de Teilhard, je rappellerai que ce sont tous des termes féminins.

Dans le vocabulaire chinois, on trouve le Qi – 氣 –, souffle, énergie, souffle vital, esprit, d’où shen-qi « souffle-esprit », quelque chose qui n’est pas seulement une idée, mais une force active qui traverse la matière et l’ensemble du cosmos, de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

En effet, dans la cosmogonie et dans la cosmologie chinoise, et tout particulièrement taoïste, du Vide originaire vient le souffle primordial, yuan-qi, 元氣 : du souffle primordial le souffle Yin, féminin, et le souffle Yang, masculin ; entre eux se situe le souffle médian ou le vide médian, zhong-qi, 中氣 et chong-qi, 冲氣, que François Cheng conjugue audacieusement dans l’expression « souffle du vide médian ». Nous sommes ici au centre de toute sa réflexion poétique et philosophique, près du noyau rayonnant de son expérience la plus concrète de la vie et de sa vision de l’homme et du monde.

Est-il nécessaire de souligner combien cette idée en acte d’un souffle, d’un esprit, d’une énergie subtile qui traverse la création toute entière – une création perpétuelle, des plus petites unités de la matière jusqu’à la vaste et puissante architecture du ciel étoilé, – est proche de celle de Teilhard de Chardin ?

C’est encore la vision globale d’un univers qui évolue sans fin, mais pas sans but, un dessein, un véritable discours qui le traverse et le signifie : un univers dans lequel rien n’est séparé et tout se tient, tout est lié – tout est un.

Chez François Cheng comme chez Teilhard, on trouve une vision profondément unitaire, organique de l’univers, où la matière elle-même est conçue comme un être vivant : le même souffle de vie habite le minéral, le végétal, l’animal, l’humain et les réalités supérieures du cosmos. La matière même est habitée par l’esprit : elle est, en effet, une puissance intimement spirituelle, et la lumière inassouvie de la création l’éclaire de l’intérieur.

Toute l’aventure des espèces, et à plus forte raison celle de l’homme, participe de la grande aventure du cosmos. L’homme et le cosmos sont reliés par une vive trame de relations et de correspondances : de l’émergence de la vie, la biosphère, selon le mot de Vladimir Vernadskij et de Teilhard de Chardin, à l’émergence – et j’ose dire à l’urgence – de  l’esprit, la noosphère. Nous avons ici l’idée précise et agissante d’une création qui évolue perpétuellement vers un univers infini et essentiellement spirituel.

Ex oriente lux. Le souffle, l’esprit, l’énergie fondatrice de l’univers redeviennent dans cette vision ce qu’ils étaient au commencement : ’Or – lumière.

D’autres échanges, toujours féconds, suivirent ce premier dialogue avec François Cheng. Cependant, dès la première rencontre avec cet homme qui avait parcouru le chemin qui unit la Chine à l’Europe, comme Teilhard avait plusieurs fois accompli le même chemin en sens inverse, je fus frappé par son extraordinaire maîtrise de la poésie, de l’art et de la culture européenne, par sa connaissance de l’Italie, et tout particulièrement de Rome et de Florence, de la Toscane, de l’Ombrie et d’Assise.

Assise, vrai axis mundi, là où Orient et Occident, Nord et Sud du monde se rencontrent et s’éclairent mutuellement. Là où la terre s’est ouverte sous nos pieds déchaussés et où nous nous retrouvons aujourd’hui pour construire, peut-être pour reconstruire la Terre.

À Assise, François Cheng, issu d’une culture taoïste et confucéenne, vit l’expérience, qu’il n’est pas excessif d’appeler mystique, d’une « adhésion » – ce fut son mot – à la voie de Jésus Christ et à l’exemple majeur de Saint-François. Saint-François unit les origines du Christianisme à son destin le plus dépouillé et le plus haut, à sa pauvreté, qui est aussi sa richesse la plus grande et sa vocation primordiale. Ici, à Assise, Cheng Chi-hsien, son premier nom, « celui qui célèbre la sagesse », qui avait déjà choisi, en Chine, le nom de Cheng Baoyi, « celui qui embrasse l’unité », décida d’assumer le simple nom de François, en l’honneur de François d’Assise et son amour de la France.

L’exil, le voyage, le fait d’être en terre étrangère sans renoncer pour autant à en saisir et à en déchiffrer le mystère, et en même temps l’évidence de ne pas avoir une pierre où poser la tête : l’abandon, la solitude, l’exclusion – voilà d’autres expériences fondamentales qui réunissent François d’Assise, Teilhard de Chardin et François Cheng. Puisque l’exil redonne gravité à la parole et la renouvelle, « comme au matin de la création », dit Cheng, et rend à chacun de nos actes une dignité et une responsabilité dont nous sommes trop souvent éloignés par notre condition existentielle.

François d’Assise est pour Cheng le premier saint qui a su célébrer de manière nouvelle la création, la nature, les êtres vivants et la matière elle-même comme l’œuvre de Dieu. François est le Saint qui a réconcilié l’esprit et la matière.

Michele BARALDI

                                               Assise 2010