Oeil ouvert et coeur battant: Comment envisager et dévisager la beauté de François Cheng

Evocation poétique et philosophique, empreinte de religiosité, de la Beauté comme manifestation du Bien et du Divin

Ce petit livre de « philosophie poétique et mystique », écrit dans un style élégant mais très accessible, contient deux discours sur la Beauté et la Vertu, le premier prononcé en 2010 aux Bernardins et le second, qui semble pourtant le prolonger, en 2007 à l’Académie française, dont François Cheng est membre depuis 2002.

Le rapport au monde de François Cheng est profondément modelé par sa sensibilité de poète et sa foi de chrétien. Il ouvre donc son propos sur le double mystère de l’évidence du Mal et de l’évidence de la Beauté, qui s’imposent à nous tout au long de notre existence. Le Mal incarne tout ce qui s’oppose à la Vie mais la Beauté est une énigme plus forte encore car l’univers et la Vie pourraient exister sans nous offrir la Beauté. Cheng lie donc la Beauté à la Grâce et y voit la manifestation sensible d’un ordre supérieur, qui transcende l’univers et lui donne sens. Cheng célèbre d’ailleurs la beauté du mot « sens » comme un joyau de la langue française qui synthétise dans un seul mot le sensoriel (les 5 sens par lesquels nous percevons le monde), le signifié (la signification des mots avec lesquels nous pensons le monde) et la direction (l’orientation donnée à la rencontre du monde). Ainsi, pour l’auteur, la Beauté démontre que l’univers fait sens, qu’il ne se contente pas d’exister, qu’il n’est pas simplement fait de matière plus ou moins organisée mais qu’il est mû par une intentionnalité spirituelle, qui enveloppe toutes les choses et les êtres et les porte vers l’épanouissement de leurs facultés. Cheng balaye aisément l’argument de la « beauté du diable », qu’il attribue à une confusion entre l’essence et l’usage de la Beauté, qui peut être pervertie en moyen de séduction et de tromperie, mais il me semble qu’il verse excessivement dans l’anthropocentrisme en considérant que l’univers est justifié par l’existence de l’homme, qui seul peut accéder au sentiment de la Beauté véritable, qui dépasse la beauté des apparences, et lui donner sens pour affronter le Mal, comme si le combat du Bien et du Mal était en fait celui du Beau et du Mal. En fait, pour l’auteur, la Beauté et la Bonté sont équipollentes : la Beauté n’est rien d’autre que la face désirable de la Bonté qui, sans la Beauté, ne serait qu’un devoir moral. D’ailleurs, Cheng souligne à plusieurs reprises que la langue française a forgé l’expression « beau geste » pour parler d’un geste de bonté. La vraie Beauté est en contact direct avec le Divin et c’est la raison pour laquelle tant d’artistes, qui ont conscience de la Beauté, sont des âmes torturées : elles sont à la fois en résonance avec l’essence divine de l’univers, qui les appelle, et consumées par les tourments et les doutes de n’y pouvoir répondre. Cheng n’hésite pas à affirmer que l’art véritable est une chose sérieuse et terrible, dont la grandeur est proche de la sainteté. La Bonté du Christ, et aussi celle des saints qui sont en lien intime avec la transcendance, est radieuse et resplendit à travers la Création, dont la beauté reflète et matérialise le souffle divin. Les artistes sont en empathie avec les êtres et le monde et ressentent pleinement la souffrance du mal, notamment la mort. Citant une définition (que je ne connaissais pas) de Nabokov « art = beauté + pitié », Cheng déclare que les artistes et les saints partagent un même rapport au monde, tissé de contemplation du monde et de compréhension de notre existence mortelle, qu’ils parviennent à transcender en une suite d’instants d’illumination. La plupart des hommes ne sont ni saints ni artistes mais nous avons tous vocation à essayer de « habiter poétiquement » le monde. Dans son discours aux Bernardins, Cheng prend exemple d’Hölderlin ; dans son discours à l’Académie, il évoque Confucius (qui voyait dans les arts un moyen de rendre la Vertu aussi excitante que le plaisir charnel), la symbolique chinoise des plantes qui incarnent des vertus et les rendent désirables (notamment l’orchidée, le bambou, le prunus et le lotus, surnommés les « quatre êtres de bien ») et la peinture chinoise, qui célèbre le lien entre l’homme et la nature avec des peintures mettant souvent en scène un homme solitaire et contemplatif, comme immergé dans un paysage qui prend sens à travers son regard.

 

Critiqué par Eric Eliès, le 11 février 2023