Sur les Ecrits du temps de la Guerre

Les Ecrits du temps de la Guerre de Pierre Teilhard de Chardin

 

                                                                                                                          Remo VESCIA

Au début de son long cursus pour devenir jésuite, qu’il a librement choisi après son baccalauréat au Collège jésuite de Mongré, Pierre Teilhard de Chardin passe trois ans – de 1905 à 1908 – comme professeur de physique chimie au Collège de la Sainte Famille du Caire, en tant que « novice ». Pendant ce séjour il trouve le temps, en dehors de ses classes, d’approfondir et d’étendre ses connaissances encore fragmentaires de géologie et de paléontologie. Il aura même l’occasion de faire paraître dans le Bulletin Scientifique du Caire, sa première « Note scientifique sur l’Éocène en Haute-Egypte », pendant qu’il rassemble une collection de la faune fossile de ce pays pour être exposée au Collège de la Sainte Famille où il enseigne la physique et la chimie. Le séjour en Egypte enchante ses goûts de poète : le long du Nil il rêve sans doute, avec cette intensité d’imagination dont ses Lettres d’Egypte témoignent, à la nature exubérante de ce pays inconnu. Il écrira plus tard – dans Le Cœur de la Matière, son livre testament, – : Un premier flot d’exotisme tombant sur moi, l’Orient entrevu et « bu » avidement, non point du tout dans ses peuples et leur histoire (encore sans intérêt pour moi), mais dans sa lumière, sa végétation, sa faune et ses déserts…

Ce qui l’attire en cette importante période de son évolution intérieure, ce n’est pas tant l’Homme. Les peuples et leur histoire ne l’intéressent pas encore. Ce qui l’attire c’est la Nature avec toute sa richesse et sa diversité : pour lui l’Univers prend corps en son aspect concret, il ne lui a pas encore trouvé une âme. Le jeune Pierre Teilhard – il n’a que vingt-cinq ans – se trouve, à son insu, à un point critique de sa vie. Il saisit mieux la valeur du monde, mais d’un monde qui ne serait que matière. Il risque, s’il n’y prend garde, de subir l’attraction panthéiste, de se perdre dans l’Immense : Il écrit : « Pour être tout, me fondre avec Tout. »[1]     Écoutons-le encore dire, dans le même ouvrage : Pendant trois ans, seulement, à Jersey, puis pendant trois autres années au Caire, j’ai étudié (tant que j’ai pu) et j’ai enseigné (du moins mal que j’ai pu) une physique assez élémentaire : la physique d’avant les « Quanta et la Relativité », la structure de l’atome. Autant dire que dans ce domaine, je ne suis techniquement qu’un amateur, – un profane. Et pourtant, comment exprimer à quel point dans ce monde, précisément, des électrons, des noyaux des ondes, je me sens « chez moi » plénifié et à l’aise?…(….)   Afin d’échapper à l’impitoyable fragilité du multiple, pourquoi ne pas s’installer plus bas encore et comme en dessous de lui?…(….) Possession du Monde par abandon, passivité et évanouissement au sein d’un Amorphe sans bords.[2]….

Rentré en Angleterre pour les dernières étapes de sa formation sacerdotale et religieuse, – en France les ordres religieux avaient été bannis, en 1903 par le président du Conseil Emile Combes – une vision du monde plus complète et plus satisfaisante se présente à lui avec insistance. C’est à cette époque d’intenses lectures philosophiques qu’il oriente plus particulièrement sa pensée vers une philosophie de la personne. Désormais le monde est pour lui un ensemble prestigieux en marche vers une suprême personnalité : vision d’un univers « qui se fait par la grâce d’un Être Universel » et dans lequel ne sauraient se glisser des coupures. Dans le filigrane de la Nature il voit se dessiner le visage de l’Absolu : « Vraiment il me semblait par moments, qu’une sorte d’Être Universel allait soudain, à mes yeux, prendre figure dans la nature. Mais déjà ce n’était plus comme jadis vers quelque ultra-matériel, c’est au contraire en direction de quelque ultra-vivant que je cherchais à saisir et à fixer l’ineffable Ambiance ».

Le monde, l’univers est une évolution, il est une genèse (ce mot biblique reviendra fréquemment dans les écrits de Teilhard). Or toute genèse suppose des inter liaisons, des dépendances mutuelles et réciproques, sans coupures; elle admet dans l’être qui se forme, une parenté entre les éléments qui le composent ; aussi, un cosmos statique devient-il impensable pour lui : tout se fait, tout se tient. Mais alors l’esprit et la matière, tels que nous les expérimentons dans notre univers, ne sont pas deux substances séparées, juxtaposées et hétérogènes; elles sont les deux faces distinctes d’une même « étoffe cosmique » et ne présentent pas d’antagonisme déroutant pour notre intelligence. L’énergie physique porte en elle du psychique et, puisque la montée de l’énergie est un fait d’observation, contrôlable avec la complexité croissante des organismes, la loi de l’Univers ne serait-elle pas une spiritualisation en voie de progrès et irréversible?

Vraiment la matière n’exerce plus sur le Père Teilhard cette attraction d’autrefois : « La béatitude que j’avais cherchée (enfant) dans le fer, c’est en l’Esprit seul que je pouvais la trouver. » Au cours de ces années décisives passées en Angleterre il fut ordonné prêtre, en 1911, à l’église St Mary of the Sea, dans le Sussex où il poursuit ses études de jésuite. C’est au cours de mes années de théologie, à Hastings, (c’est à dire juste après les émerveillements de l’Egypte), que petit à petit, – beaucoup moins comme une notion abstraite que comme une présence -, a grandi en moi, jusqu’à envahir mon ciel intérieur tout entier, la conscience d’une Dérive profonde, ontologique, totale, de l’Univers autour de moi.[3]

C’est la découverte de l’Évolution cosmique. Ce qu’il appellera la Cosmogenèse.

Rentré en France pour poursuivre ses études littéraires et scientifiques, il lit beaucoup, notamment les philosophes, Henri Bergson (« L’Evolution créatrice » et Edouard Leroy (son successeur au Collège de France) et leur influence directe et indirecte sera très grande. Marqué du caractère sacerdotal, éveillé intellectuellement aux conséquences de l’évolution généralisée, il se met en devoir de construire l’édifice de son univers intérieur, d’en faire le pivot de son action, de ses attitudes, de sa pensée. Dorénavant il prend la résolution de collaborer, au maximum de ses forces, à ce qu’il nomme la Cosmogenèse dont la réalité lui apparaît chaque jour plus éblouissante. Il n’est plus question, à présent de chercher le salut dans « l’abandon du monde », mais au contraire dans une « participation active » à sa construction. Dorénavant ce n’est plus en amateur, mais en véritable spécialiste, qu’il fera de la Science, non pas pour la Science elle-même, mais pour dégager l’Esprit de la gangue qui le cache ou le paralyse. Le philosophe qui a sans doute le plus influencé Teilhard de Chardin est l’allemand Leibnitz. Il admire ce penseur de génie, l’un des plus grands des temps modernes.

A partir de 1912 il travaille à Paris comme attaché au Muséum d’Histoire Naturelle, sous la direction du grand paléontologue Marcellin Boule. Il fait également la connaissance de l’abbé Henri Breuil, grand préhistorien, avec lequel il restera lié d’une grande amitié jusqu’à la fin de sa vie.

La guerre de 1914

Mobilisé pendant la Première Guerre Mondiale, il est affecté, en janvier 1915, – cela aurait pu non pas briser, mais retarder son départ vers l’aventure prodigieuse : l’acte d’adoration magnifique qu’à ses yeux représente la Recherche scientifique. Enrôlé comme brancardier au 8e régiment de tirailleurs marocains, – qui devient le 4e mixte de Tirailleurs et Zouaves d’Afrique du Nord, – comme simple caporal, il est deux fois décoré Médaille Militaire et Légion d’Honneur.[4] Mais surtout il entame une période d’intense écriture – lettres, journal, essais, poèmes, publiés pour la plupart, après sa mort, par sa cousine Marguerite Teillard-Chambon dans deux ouvrages clés pour comprendre Teilhard : Genèse d’une pensée et Ecrits du temps de la Guerre.

Il vit cette hallucinante épopée de la guerre avec la générosité de son âme sans arrière-pensée, sans retour égoïste sur lui-même. Dans ces champs de mort et de dévastation, le sens de la plénitude le transporte. C’est qu’il y trouve un air nouveau et vivifiant : « L’Homme du front n’est plus le même » écrit-il, une déchirure a crevé la croûte des banalités et des conventions, une fenêtre s’est ouverte découvrant les mécanismes secrets de la puissance du vouloir sur le devenir humain. Pour lui, le front est une région où il est enfin possible aux hommes « de respirer un air chargé de ciel ». Dans cette émulation d’héroïsme au service d’une grande idée, la vie prend une autre saveur; il le sent, la réalité découverte au front, l’habitera désormais « pour le grand travail de création et de sanctification de l’humanité ».

En nous demandant ce que croyait Teilhard, en se plaçant d’emblée au centre de sa perspective, là où l’homme éclaire l’œuvre, et où la vision systématique du monde renvoie sans cesse au témoignage vécu, on découvre qu’il privilégie toujours, en dernier ressort, une perspective apologétique. « Pour moi la guerre a été une rencontre avec l’Absolu… J’ai vu clair dans un milieu où le monde a atteint pour moi une transparence qu’il ne retrouvera peut-être jamais plus. » (Genèse d’une pensée, p.351) « Je crois que je vois quelque chose, écrivait-il à sa cousine, à la fin de son expérience initiatique de la guerre, et je voudrais que ce quelque chose fût vu… »

C’est une œuvre d’écrivain qui débute dans ces circonstances terribles : vingt essais composés entre 1916 et 1919 – publiés bien plus tard, chez Albin Michel, par sa cousine Marguerite, sous le titre Ecrits du temps la guerre. Teilhard sexprime de façon fulgurante, animé d’un frémissement juvénile, d’une force de jaillissement inégalée. La plupart des thèmes qu’il reprendra dans les écrits de sa maturité sont déjà là, à l’état de germination. Son cas est prodigieux : il réfléchissait en ligne, de jour et souvent de nuit. Quand le poste de secours ne lui donnait pas l’isolement nécessaire, il se rendait dans le bois le plus proche, marchait de long en large pendant des heures et, au petit matin, prenait des notes. Au prochain repos, dans une sacristie délabrée ou un presbytère, il rédigeait, avec une minutieuse netteté d’écriture et de disposition, des textes de vingt à trente pages qui révèlent déjà un écrivain de grande classe. L’essai achevé, il l’envoyait à sa cousine Marguerite ou à sa sœur Guiguite, (ou plus rarement, à quelque confrère dans l’espoir d’une publication dans la revue jésuite « Etudes »). Il priait aussi parfois l’une ou l’autre, d’en faire dactylographier quelques exemplaires pour des amis.

Il écrit surtout pour voir clair en lui-même car sa pensée est jaillissante, fulgurante, ardente, elle jaillit la plupart du temps d’une méditation sur un sujet particulier sous forme poétique, sans qu’il cherche à faire œuvre de poète. Ainsi sa vision de l’Evolution, des rapports de l’Un et du Multiple, de Dieu et du Monde, des conditions de l’apostolat du futur, de la Foi, de l’éternel féminin ou de la virginité, du bien et du mal, se précisent. Aiguillonné par la mort qui le guette, pense-t-il, on le sent pressé de livrer son message, comme les poètes qui sont des voyants. Après un passage à Verdun où il a vu les hommes patauger dans la boue en pleurant de fatigue, il s’écrie : J’ai tout de même gardé le goût de faire de la philosophie !

Les causes de cet extraordinaire éveil tiennent au fait que le jeune jésuite, pour la première fois depuis son entrée dans la Compagnie, a le temps de s’entretenir avec lui-même, solitairement, si on peut dire. Confronté à une situation dramatique, tragique même, il a enfin la possibilité de se demander, en conscience, ce qu’il pense au fond de lui-même, avec un discernement d’adulte instruit. Ce n’est plus le jeune novice du Caire, il a 34 ans et il n’a pas été particulièrement préparé à cela. Très vite il comprend la nature et le sens de la guerre de 1914-1918 qui préfigure le drame planétaire que nous vivons au tournant du 2e millénaire avec son affrontement de civilisations. Avec l’enrôlement de toutes les races du monde dans le combat, avec cet inextricable mélange de grandeurs et de turpitudes, de souffrances et de joies, de sacrifices et d’égoïsme il plonge dans les évènements mais il n’est jamais submergé ni écrasé par eux. Il est à la fois dehors et dedans. Observateur et témoin, il est également acteur enrôlé volontaire, exemple en cela de l’intellectuel moderne.

L’Introduction de La Vie Cosmique, son premier Poème Essai, crie la joie d’un esprit génial, et pose les véritables questions qui vont changer le rapport du chrétien au monde dans une perspective cosmogénique, c’est à dire cosmique et évolutionniste à la fois :

J’écris ces lignes par exubérance de vie et par besoin de vivre; – pour exprimer une vision passionnée de la Terre, et pour chercher une solution aux doutes de mon action; – parce que j’aime l’Univers, ses énergies, ses secrets, ses espérances, et parce qu’en même temps je me suis voué à Dieu, seule Origine, seule Issue, seul Terme. Je veux laisser s’exhaler ici mon amour de la matière et de la vie, et l’harmoniser, si possible, avec l’adoration unique de la seule absolue et définitive Divinité.

Je pars de ce fait initial, fondamental, que chacun de nous, qu’il le veuille ou non, tient par toutes ses fibres, matérielles, organiques, psychiques, à tout ce qui l’entoure. Non seulement il est lié dans un réseau mais il est entraîné par un fleuve. Tout autour de nous des liaisons et des courants. Mille déterminismes nous enchaînent, mille hérédités pèsent sur notre présent, mille affinités subies nous disloquent et nous chassent vers un but ignoré. Au milieu de toutes ces forces qui interfèrent, l’individu ne paraît plus qu’un centre imperceptible, un point de vue qui voit, un centre d’attraction et de répulsion qui sent, qui cherche et qui louvoie, qui choisit parmi les innombrables énergies radiant à travers lui, qui se retourne sur soi et qui s’oriente, pour capter plus ou moins, et dans des sens divers, l’atmosphère active qui le baigne et dont il est un point singulier et conscient.…

Et ceci est la condition extérieure qui nous est faite; nous sommes davantage, pour ainsi dire, hors de nous, dans le temps et dans l’espace, qu’en nous-mêmes, à la seconde que nous vivons : la personne, la monade humaine, comme toute monade, est essentiellement cosmique.

Je ne cherche à faire directement, ni de la science, ni de la philosophie, encore moins de l’apologétique. J’expose avant tout des vues ardentes…

            Mais il n’est pas permis à l’homme épris de vérité et de réalité, de se laisser aller indéfiniment avec incohérence à tout vent qui gonfle et amplifie son âme. Le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas … De par la logique profonde des objets et des attitudes, le moment vient tôt ou tard où il nous faut mettre enfin l’unité et l’organisation qui fond de nous-mêmes – éprouver, trier, hiérarchiser nos amours et nos cultes -, briser nos idoles et ne plus laisser qu’un seul autel dans le sanctuaire. Or, pour personne autant que pour le chrétien, c’est à dire pour celui qui s’agenouille devant une croix et à qui une Voix adorée répète « Quitte tout pour avoir tout », le choix ne se présente plus chargé d’hésitations et d’angoisses. Car enfin, pour être chrétien, faut-il renoncer à être humain, humain au sens large et profond du mot, humain âprement et passionnément? Faut-il pour suivre Jésus et avoir part à son corps céleste, renoncer à l’espoir que nous palpons et préparons un peu d’absolu chaque fois que, sous les coups de notre labeur, un peu plus de déterminisme est maîtrisé, un peu plus de vérité acquise, un peu plus de Progrès réalisé? Faut-il, pour être uni au Christ, se désintéresser de la marche propre à ce Cosmos enivrant et cruel qui nous porte et qui s’éclaire en chacune de nos consciences? Et une telle opération ne risque-t-elle pas de faire, de ceux qui la tenteraient sur eux-mêmes, des mutilés, des tièdes, des débilités? Voilà le problème de vie où se heurtent inévitablement, dans un cœur de chrétien, la foi divine qui soutient ses espérances individuelles et la passion terrestre qui est la sève de tout l’effort humain.

         C’est ma conviction la plus chère qu’un désintéressement quelconque de tout ce qui fait le charme et l’intérêt les plus nobles de notre vie naturelle n’est pas la base de nos accroissements surnaturels. Le chrétien, s’il comprend bien l’œuvre ineffable qui se poursuit autour de lui et par lui, dans toute la Nature, doit s’apercevoir que les élans et les ravissements suscités en lui par « l’éveil cosmique » peuvent être gardés par lui, non seulement dans leur forme transposée sur un Idéal divin, mais aussi dans la moelle de leurs objets les plus matériels et les plus terrestres : il lui suffit pour cela de pénétrer la valeur béatifiante et les espoirs éternels de la sainte Évolution

Et voilà la parole que je désire par dessus tout faire entendre car c’est elle qui réconcilie Dieu et le Monde. Ces pages où j’ai voulu faire passer, avec le meilleur de mon regard sur les choses, la solution loyale par où s’est équilibrée et unifiée ma vie intérieure, je les tends à ceux qui se défient de Jésus parce qu’ils le soupçonnent de vouloir déflorer, à leurs yeux, la face irrévocablement aimée de la terre, à ceux-là aussi qui, pour aimer Jésus, se contraignent à ignorer ce dont leur âme déborde, à ceux enfin, qui, n’arrivant pas à faire coïncider le Dieu de leur foi et le Dieu de leurs plus ennoblissants travaux, se fatiguent et s’impatiennent de leur vie partagée en des efforts obliques. [5]

Son extraordinaire sérénité prend sa source dans une vision de l’Unité du grand Tout. En faisant corps avec l’humanité en guerre il sait voir que le chaos où se débattent les cellules humaines – il dit les monades (vocable emprunté à Leibniz) – n’est qu’apparent et qu’un ordre est sous-jacent à ces phénomènes de bouleversement.   Débordant les horizons de la terre, les champs de bataille où la mort semble triompher, lui paraissent comme le creuset vivant, la matrice en gestation d’un monde nouveau. Un humus nouveau, où le sang et les larmes, la chair même des hommes sacrifiés, se mêlent à la terre ruinée, pour redevenir féconds et préparer un grain nouveau d’essence éternelle.

Deux de ses frères sont tués au front; des amis chers sont disparus dans la tourmente : Rousselot, Boussac avec lesquels il avait un contact épistolaire. La douleur est assurément profonde, et il a aussi connu la peur, mais l’émotion reste toujours contenue, lorsqu’il aborde ces sujets. Descendant de l’enfer de Verdun, il écrit à sa cousine Marguerite : « Là-haut, mon moral n’a pas été aussi haut et fort que je l’aurais vouluC’est vraiment la difficulté suprême de consentir à disparaître dans la mort fût-ce que pour la plus belle des causes et sur le plus magnifique des théâtres! Quand on se sent vraiment au pied du mur, ou au bord du fossé, si tu aimes mieux, les appréhensions se font sentir, et on sent que Notre Seigneur seul peut nous donner la vraie abnégation, sincère, profonde et réelle. En fait, je crois que ces appréhensions sont pires que la réalité, car tous ceux que j’ai vu mourir, l’ont fait si simplement. »

Son attitude courageuse pendant la guerre constitue le meilleur commentaire du but qu’il s’est fixé : Comment être aussi chrétien que pas un, tout en étant homme plus que personne ? Par delà l’héroïsme du caporal-brancardier, nombre de ses écrits du temps de guerre trahissent la sollicitude de l’aumônier, la ferveur miséricordieuse du prêtre jeté au cœur ardent des batailles, fort des richesses et des pouvoirs que son jeune sacerdoce lui confère. Il a le don surnaturel d’extraire des choses et des êtres, la sève par laquelle il vivait en Dieu. La vue des ruines évoque pour lui beaucoup moins dans son esprit la destruction d’un passé vénérable et d’habitudes ancestrales ou la haine de l’ennemi que la possibilité de rebâtir à neuf un monde nouveau, moderne, ouvert, intelligent, de s’arracher à l’ornière, au goût de la possession : « Comme si tout ordre plus grand n’était pas toujours sorti des ruines de l’ordre plus petit. »[6] écrit-il dans un autre essai de la même période. Il est vrai qu’il a la puissance d’abstraction du poète et que le scientifique qu’il est, en fait un être singulièrement équilibré et organisé. Il éprouve intensément le besoin de s’orienter vers un avenir plus beau, un idéal plus haut, une vision plus intense où l’être l’emporte sur l’avoir.

Période d’intense activité intellectuelle et de véritable production littéraire. Inspiratrice pour le poète qu’il sent naître en lui et qui éprouve le besoin de s’exprimer, de dire les choses qu’il pense et qu’il ressent et qui ne sont pas du tout celles proférées autour de lui.

Il témoigne d’une exubérance de vie et d’un jaillissement continu d’idées sur les problèmes les plus divers (scientifiques, théologiques, esthétiques, mystiques …) qui surgissent au contact des évènements, au hasard d’un échange ou d’une lecture, ou à la suite de sa recherche intellectuelle. L’expression d’une pensée éruptive cherche encore sa voie, adopte un ton quelque peu romantique, souvent passionné, un style ardent, volontiers lyrique, poétique profond, qui engendre toujours l’émerveillement. Cette capacité de s’élever n’est-elle pas le propre des poètes, ces voyants, des chercheurs de Vérité ? Il suffit, pour s’en convaincre de se référer à un autre grand poète qui se trouve en même temps au front, Guillaume Apollinaire, qui exprime la même foi au Christ, dans son beau poème Zone, par exemple.

Ce qui frappe d’abord, c’est la volonté manifeste d’expliciter une pensée originale : une sorte de nouvelle conception philosophico-mystique du monde à transmettre comme une vision du monde adaptée à notre époque, et comme un message de salut. Non sans une pointe d’humour il parle, parfois, – comme il est prêtre, – de « son Évangile ». La perspective philosophique est très nette en cette première période de production littéraire. Elle ira en s’estompant discrètement par la suite, mais sans disparaître complètement. Toujours est-il qu’il y a là une préoccupation de convaincre primordiale qu’on aurait tort de mésestimer.

Croiriez-vous, écrit-il à son ami le Père Victor Fontoynont, qu’Auguste Valensin a été très étonné que sur le front je ne fusse pas détaché de la philosophie? Comme si philosopher ne pouvait pas être la plus absorbante et la plus intime des prières – comme si la meilleure attitude du serviteur attendant le Maître n’était pas la dévotion au premier de ses devoirs humains : y voir clair en soi. Teilhard avait rencontré Victor Fontoynont, Auvergnat comme lui, au noviciat d’Aix-en-Provence, et, avec le Père Auguste Valensin ils avaient, tous trois, mené de concert, leurs études de philosophie, à Jersey, et de théologie à Ore place, en Angleterre. Le Père Teilhard gardera toute sa vie une profonde estime et une grande amitié à ses deux condisciples avec lesquels le dialogue – surtout épistolaire – fut permanent. Le Père Victor Fontoynont avait également été mobilisé comme infirmier pendant la guerre, dans l’armée d’Orient (Salonique) où il se signala par son courage et son dévouement au service des blessés, tout comme son ami Teilhard sur le front occidental. C’est de cette période que date la correspondance qui nous est parvenue adressée du front[7].

Depuis ma lettre de février , j’ai mis au jour, dans un petit travail intitulé « la Vie cosmique » (!!) que je vous soumettrai sûrement si nous nous tirons de la guerre, les idées que je vous soumettais alors. Provisoirement, c’est un peu mon testament d’intellectuel que j’ai rédigé là, dans le calme de Nieuport… J’y célèbre, sans vergogne,  » la sainte évolution », et y insiste sur ce fait que, le Cosmos étant sanctifié et renouvelé, par l’Incarnation, dans le fond même de son devenir, c’est une part fondamentale du devoir chrétien de concourir à la maturation, même naturelle, de toutes choses (avec hiérarchie évidemment). Le Progrès naturel est, en un sens, l’axe, ou un des axes du Royaume de Dieu ; et la Terre nouvelle doit sortir de l’achèvement de la Terre ancienne. – De plus en plus, il me semble qu’il y a une réconciliation saine, et combien fondamentale ! à opérer entre les adorateurs du Christ et ceux du Monde (ceux-là, j’entends, que captive un amour fort et désintéressé d’agrandir la Vie). Dans les questions brûlantes, du libéralisme, de l’émancipation, de « la laïcisation » , de l’immanence de nos destinées, etc., il se cache, sous le fanatisme et le sectarisme, des postulats légitimes, et la perception d’une logique irrémédiable qui conduit fatalement à des situations et des points de vue nouveaux. – Collaborer à dégager ces courants nouveaux, à leur arracher leur masque d’athéisme pour les montrer chrétiens, c’est une grande espérance qui, ma foi, me soulève comme une vocation.

Ce petit travail intitulé « la Vie cosmique » est une esquisse de synthèse qu’il signe comme un testament d’intellectuel. Nous en avons cité l’Introduction, exubérante. Dédié « À la Terra Mater et par elle, surtout au Christ Jésus«  c’est un texte fondateur de la pensée théologique de Teilhard. Il y expose, selon un processus dialectique classique – thèse antithèse synthèse – le côté positif de sa démarche qui intègre la part de vérité incluse dans les deux attitudes apparemment antagonistes : la conception panthéiste d’un Dieu totalement immanent et la conception théiste d’un dieu totalement transcendant. Il en arrive à ce qu’il considère comme la conception vraie d’un Dieu à la fois immanent et transcendant, telle qu’elle s’exprime dans le christianisme, par la Foi en l’incarnation de Dieu. Le Verbe incarné, en prenant corps d’homme, assume l’Univers car, par son humanité, l’être humain est inséparable de son environnement cosmique auquel il est « coextensif« . Unie à la personne divine, l’humanité du Christ, voit ses virtualités se développer hors des proportions communes. Le corps du Christ ressuscité acquiert une dimension cosmique universelle, de sorte que tout se trouve lié à sa personne. La synthèse que constitue cette dissertation éblouissante sur le Christ universel se présente finalement comme une sorte de « panthéisme chrétien » à la manière de St Paul.

Cet important texte se résume à la fin en une très belle prière : Ô Christ Jésus, vous portez vraiment en votre bénignité et votre humanité, toute l’implacable grandeur du Monde. Et c’est pour cela, pour cette ineffable synthèse réalisée en Vous, de ce que notre expérience et notre pensée n’eussent jamais osé réunir pour les adorer : l’élément et la Totalité, l’Unité et la Multitude, l’Esprit et la Matière, l’Infini et le Personnel, – c’est pour les contours indéfinissables que cette complexité donne à votre Figure et à votre action, que mon cœur épris de réalités cosmiques, se donne passionnément à Vous!

Je vous aime, Jésus, pour la Foule qui s’abrite en Vous, et qu’on entend avec tous les autres êtres, bruire, prier, pleurer, quand on se serre tout près contre Vous.

Je Vous aime pour la transcendante et inexorable fixité de vos desseins, par laquelle votre douce amitié se nuance d’inflexible déterminisme et nous enveloppe sans merci dans les plis de sa volonté.

Je Vous aime comme la Source, le Milieu actif et vivifiant, le Terme et l’Issue du Monde, même naturel, et de son Devenir.

Centre où tout se rencontre et qui se distend sur toutes choses pour les ramener à soi, je vous aime pour les prolongements de votre Corps et de votre Âme dans toute la création, par la Grâce, la Vie, la Matière.

Jésus, doux comme un Cœur, ardent comme une Force, intime comme une Vie, Jésus en qui je puis me fondre, avec qui je dois dominer et me libérer, je vous aime comme un Monde, comme le Monde qui m’a séduit, et c’est Vous, je le vois maintenant, que les hommes, mes frères, ceux mêmes qui ne croient pas, sentent et poursuivent à travers la magie du grand Cosmos.

Jésus, centre vers qui tout se meut, daignez nous faire, à tous, si possible, une petite place parmi les monades choisies et saintes qui, dégagées une à une du chaos actuel par votre sollicitude, s’agrègent lentement en Vous dans l’unité de la Terre nouvelle ….

Et cette prière – qui annonce toutes celles, nombreuses, qui viendront couronner ses grands textes suivants, – se termine par cette affirmation, qui est la base de sa vision cosmique dans le Christ Ressuscité : Vivre de la vie cosmique, c’est vivre avec la conscience dominante qu’on est un atome du Corps du Christ mystique et cosmique. Celui qui vit ainsi compte pour rien une foule de préoccupations absorbantes pour les autres; il vit plus loin et son cœur est toujours au plus large…

Pour signifier encore la place centrale qu’il donne au Christ, Teilhard a écrit, peu après, Trois histoires comme Benson qui ont pour titre commun, Le Christ dans la Matière. La lecture de ces textes – écrits à la manière de l’auteur anglais R. H. Benson, célèbre en ce temps là, – lui fait imaginer des situations où le lyrisme rejoint la mystique afin d’illustrer ce qu’il cherche à assumer dans une vision christocentrique : la valeur des intuitions panthéistes précédemment analysées.

Le « Corps du Christ » joue un rôle primordial dans cette perspective. Il doit être considéré comme une réalité du monde dans un sens très fort que ne rendent pas les analogies traditionnelles avec un corps social, les chrétiens. Les relations morales, logiques ou juridiques, dans ce cas bien particulier, expriment une réalité d’existence beaucoup trop lâche, beaucoup trop inconsistante. Teilhard, affirme dans ce texte qui ne cache pas son retour aux sources que :

Le Corps du Christ doit être compris hardiment, tel que saint Jean, saint Paul et les Pères l’ont vu et aimé : Il forme un Monde naturel et nouveau, un Organisme animé et mouvant, dans lequel nous sommes tous unis, physiquement, biologiquement.

L’affaire unique du Monde, c’est l’incorporation physique des fidèles au Christ qui est à Dieu. Or cette œuvre capitale se poursuit avec la rigueur et l’harmonie d’une évolution naturelle.[8]

Aussi Teilhard affirme que le Christ, en son Corps mystique et cosmique, vient assumer l’évolution. Il est entré dans notre Cosmos et notre Vie … Les âmes forment avec l’Univers un bloc unique cimenté par la Vie et la Matière. Le Christ s’est inséré non seulement dans l’Humanité, mais dans l’Univers qui porte l’Humanité.[9] Le Christ, dit-il, est la réponse révélée à l’appel que le Cosmos adresse mystérieusement à l’humanité pour qu’elle s’unisse et lutte pour quelque terme à venir. Dès lors, le rôle du chrétien est d’achever l’évolution cosmique (idem p. 40), de mettre en valeur toutes les énergies matérielles et spirituelles de la terre pour permettre au Corps cosmique du Christ, répandu dans l’univers entier, d’atteindre sa pleine croissance. (idem p. 67).

Dans son Journal, à la même époque, Teilhard avait noté : N.Seigneur est le centre et le liant de l’ensemble des monades destinées à édifier l’homme glorieux[10].

Grâce au Christ, dit Teilhard, le monde pourra parvenir à son terme, mais cet achèvement passe nécessairement par l’action libre de l’homme pour l’édification de son Corps mystico-cosmique. Le Christ est à la fois don surnaturel et action humaine. Ainsi le Christ est-il l’instrument, le Centre, la fin de toute la création animée et matérielle.(id., p.68). Assumant l’évolution il la dirige invinciblement vers son terme. C’est à dire qu’il est à la fois la Fin (sa face transcendante) et le Moteur qui la mène au terme (sa face immanente). Il est Celui qui est et Celui qui devient (id, p. 61).

L’unité du dessein créateur et rédempteur s’effectue dans le Verbe et par Lui. A la date du 7 mars 1916, Teilhard avait écrit, dans son Journal : Plus une Âme vivra en union avec le Monde, plus elle sera capable d’agir intensément, de se renoncer à elle-même et de découvrir le seul Auteur (Agent) et la seule Fin de la Vie Cosmique : Dieu par Notre Seigneur[11]

Les analyses de La Vie Cosmique ont permis à Teilhard d’aborder de front le problème du mal auquel les divers panthéismes ne donnent pas de réponse satisfaisante. Pour lui la genèse du monde est douloureuse. Une synthèse globale doit intégrer le mal comme élément de l’évolution. C’est la contrepartie nécessaire du progrès évolutif. Tout ce qui devient souffre ou pèche. La vérité sur notre attitude en ce monde, c’est que nous y sommes en croix. (id., p. 77). Le Christ, par sa mort, a assumé toute la peine du monde, et par là il a fait comprendre à l’homme qu’il était aussi un facteur de progrès. Dans le Corps du Christ, la souffrance et la mort sont ordonnées à l’achèvement du dessein de Dieu.

Le Christ n’a pas voulu que son image douloureuse fut un simple avertissement dressé, pour jamais, sur le Monde. Au Calvaire. Il est encore, et surtout, le Centre de confluence et d’apaisement de toutes les souffrances terrestres. Nous avons bien peu de données sur la façon dont Notre-Seigneur éprouve son corps mystique, pour en jouir. Mais nous entrevoyons un peu comment Il peut en recueillir les peines; et c’est même la seule façon d’apprécier l’immensité de son Agonie que d’y reconnaître une angoisse, écho de toutes les angoisses, une souffrance « cosmique ». Au cours de sa Passion, Jésus a senti porter sur son âme, seule et broyée, le poids de toutes les douleurs humaines; en une prodigieuse et ineffable synthèse, Il les a toutes adoptées, ressenties…[12]

Ainsi le Sens de la Croix, révélé par le christianisme, apporte-t-il une lumière plus grande sur ce redoutable mystère du mal.

Des Ecrits du temps de la guerre on peut dire que trois ‘évidences’ essentielles apparaissent, de nature à modifier de manière radicale le sentiment que Teilhard avait de lui-même et le regard qu’il portait jusque là aux choses et aux hommes : au front il voit beaucoup plus large et plus grand et il a acquis une liberté de tout entreprendre et de tout oser avec les portes qui s’ouvrent à lui « de l’inconnu et du nouveau« .

« Le ‘moi’ énigmatique et importun, qui aime obstinément le Front, je le reconnais, écrit-il dans un article paru dans Etudes, c’est le ‘moi’ de l’aventure et de la recherche, – celui qui veut toujours aller aux extrêmes limites du monde, pour avoir des visions neuves et rares, et pour dire qu’il est ‘en avant’.

Je l’avoue. Quand il s’est agi pour moi, il y a trente mois et quelques, d’aller aux tranchées pour la première fois, je suis parti : comme un curieux et jaloux, qui voulait tout voir et qui voulait en voir plus que les autres. »[13]        

Mais ce stade, trop naturel, est bien vite dépassé. La véritable liberté de l’homme pris dans la vie du front est celle qui l’arrache à lui-même, qui le délivre d’abord de soi. Celle qu’on éprouve à la découverte d’une valeur suffisante pour mériter qu’on lui sacrifie tout. Celle de l’homme qui, sans réserve, sans calcul, sans nul retour, s’engage tout entier dans ses actes : « Ma vie me paraissait plus précieuse que jamais; et cependant, je l’aurais laissée sans regret, car je ne m’appartenais plus. J’étais libéré, et soulagé, jusque de moi-même. Je me sentais doué d’une légèreté inexplicable. » Toute sa vie Teilhard continuera à nous donner le spectacle d’un homme souverainement détaché de ses intérêts, de ses soucis, de sa propre valeur, uniquement tendu vers ce but supérieur « qui, comme il donne sens à la vie, donne aussi un sens à la mort« .[14]

La deuxième ‘évidence’ de la guerre est la prise de conscience par le combattant, au sein d’une terrible aventure collective, de « l’immense présence humaine qui charge le front« . Revenu à la vie civile, loin du coude à coude des tranchées, lequel d’entre eux n’aura pas éprouvé avec le Père Teilhard, l’impression d’avoir connu « une âme plus grande » que la sienne, « qui habite les lignes » et qu’il a « laissée là-bas ». « Quand l’individu, écrit-il encore dans ce même article de la Nostalgie du front, a été admis quelque part sur la Surface Sublime, il lui semble, positivement qu’une existence nouvelle fond sur lui, et s’empare de lui. Son individualité, bien sûr, est sauve. Aucun centre, conscient, distinct de son âme, ne lui apparaît. En lui, pourtant, dès qu’il prend place sur la périphérie sacrée du Monde en activité, une personnalité d’un autre ordre se découvre, qui recouvre et efface l’homme de tous les jours. – L’homme du Front agit en fonction de la Nation tout entière, et de tout ce qui se cache derrière les Nations. Son activité et sa passivité particulières sont directement utilisées au profit d’une entité supérieure à la sienne en richesse, en durée, en avenir. Il n’est plus que secondairement lui-même. Il est premièrement, parcelle de l’outil qui fore, élément de la proue qui fend les vagues. Il l’est et il le sent. Une conscience irrésistible et pacifiante accompagne, en effet, dans son rôle nouveau et plein de risques, l’homme que son pays a voué au feu. Cet homme a l’évidence concrète qu’il ne vit plus pour soi, – qu’il est délivré de soi, – et qu’autre Chose vit en lui et le domine.[15] Ces lignes sont capitales pour comprendre les grandes vues de la ‘synthèse’ que recherchera toute sa vie le Père Teilhard. Ce sentiment du Tout, réveillé chez lui dès l’enfance, prend, du fait de la guerre, une exigence toute nouvelle et se charge de résonances humaines cueillies ‘sur le terrain’, –   le géologue qu’il est en a l’habitude. L’œuvre élaborée au front a acquis, du fait de cette nouvelle densité de son regard, une dimension poétique qui le rapproche des plus grands poètes contemporains, ses frères d’armes. Après Rimbaud (« un mystique à l’état sauvage » dit de lui Paul Claudel) c’est à Apollinaire[16] ( Le Mal Aimé) et à Charles Péguy que l’on songe. Péguy dont Teilhard a recopié, sur la page de garde de son Journal de 1916, ces vers, qui font écho à son état d’esprit :[17]

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles

Couchés dessus le sol à la face de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu

Parmi tout l’appareil des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans la première argile et la première Terre,

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.

Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.

La même fulgurance que ces grands poètes, la même exaltation pour la célébration de la vie, le même élan d’amour pour l’humanité l’habitent et, naturellement, le même sens cosmique. Tous expriment de manière profondément poétique leurs interrogations, leurs émerveillements, leurs quêtes de vérité angoissées dans l’épreuve, leurs visions généreuses universelles.

Mais il y a encore une troisième leçon à tirer de cette Guerre, pour Teilhard. Il l’évoque dans le récit ‘mystique’ d’un conte comme Benson [18] mentionné plus haut, écrit avant la bataille de Douaumont, en octobre 1916, en plein ‘enfer’ de Verdun, il imagine qu’un ami, – celui qui buvait à toute vie comme à une source sainte – (évidemment lui-même, confesse-t-il dans une note), confie ces paroles inspirées :

« Vous voulez savoir, me disait-il, comment l’Univers puissant et multiple a pris, pour moi, la figure du Christ? Cela s’est fait petit à petit; et des intuitions aussi rénovatrices que celles-là, s’analysent difficilement par le langage. Je puis cependant vous raconter quelques-unes des expériences par où le jour, là-dessus, est entré dans mon âme, comme si, par saccades, se levait un rideau… »[19]

« La guerre elle-même ne me déconcerte pas. Dans quelques jours nous allons être lancés pour reprendre Douaumont, – geste grandiose, et presque fantastique, par qui sera marquée et symbolisée une avance définitive du Monde dans la Libération des âmes. – Je vous le dis. Je vais aller à cette affaire religieusement, de toute mon âme, porté par un seul grand élan dans lequel je suis incapable de distinguer où finit la passion humaine et où commence l’adoration. … Et, si je ne dois pas redescendre de là-haut, je voudrais que mon corps restât pétri dans l’argile des forts, comme un ciment vivant jeté par Dieu entre les pierres de la Cité Nouvelle. » [20]

Le 23 septembre (1917) il avait écrit à sa cousine Marguerite : J’ai un peu envie d’analyser et de justifier brièvement ce sentiment de plénitude et de surhumain que j’ai si souvent éprouvé sur le front, et dont je redoute d’expérimenter la nostalgie après la guerre. Il me semble qu’on pourrait montrer que le Front n’est pas seulement la ligne de feu, la surface de corrosion des peuples qui s’attaquent, mais aussi en quelque façon, le « front de la vague » qui porte le monde humain vers ses destinées nouvelles. Quand on regarde dans la nuit, à la lumière des fusées, après quelques journées plus agitées, il semble que l’on se trouve à l’extrême limite de ce qui est réalisé et de ce qui tend à se faire. Non seulement l’activité, alors, atteint une sorte de paroxysme très calme qui la dilate à la mesure de la grande œuvre à laquelle elle coopère, – mais l’esprit, lui aussi, domine la marche totale de la masse humaine, où il se sent moins noyé. A ces minutes-là, par excellence , on vit, peut-on dire, cosmiquement, – avec un intérêt palpable aussi grand que le cœur…. Je ne sais encore, si je pourrai vraiment écrire quelques pages décentes sur ce thème. [21]

Deux jours après, cependant, il note que l’idée se précise. Son titre est trouvé, il décrira La Nostalgie du front et exposera les raisons de ce sentiment : Ces raisons, me semble-t-il, se ramènent à ceci : le Front attire invinciblement parce qu’il est, pour une part, l’extrême limite de ce qui se sent et de ce qui se fait. Non seulement on y voit autour de soi des choses qui ne s’expérimentent nulle part ailleurs, mais on y voit affleurer, en soi, un fond de lucidité, d’énergie, de liberté qui ne se manifeste guère ailleurs, dans la vie commune, et cette forme nouvelle que révèle alors l’âme, c’est celle de l’individu vivant de la vie quasi collective des hommes, remplissant une fonction bien supérieure à celle de l’individu et prenant conscience de cette situation nouvelle. Notoirement, on n’apprécie plus les choses de la même manière au front qu’à l’arrière: autrement la vie et le spectacle seraient intenables. Cette élévation ne se fait pas sans douleur. Mais elle est une élévation quand même. Et voilà pourquoi on aime, malgré tout, le front, et on le regrette.[22]

La guerre, le front, la troupe l’ont marqué profondément. Il dit ne plus pouvoir vivre, penser, travailler qu’en reprenant place à chaque fois, par une sorte d’instinct irrésistible, comme s’il se trouvait « face au front et à la bataille ! » La paix restaurée, la question obsédante revient l’assaillir : « J’interroge ardemment la ligne sacrée des levées de terre et des éclatements, – la ligne des ballons qui se couchent comme à regret, l’un après l’autre, comme des astres biscornus et éteints, – la ligne des fusées qui commencent à monter.

Quelles sont donc, enfin, les propriétés de cette ligne, fascinante et mortelle ? Par quelle secrète vertu tient-elle à mon être le plus vivant, pour l’attirer ainsi à elle, invinciblement? » écrit-il dans cet article annoncé à sa cousine et qui sera publié dans la revue Etudes, dès novembre 1917 [23] , article capital pour comprendre la pensée sur cette expérience du Père Teilhard et pour saisir l’œuvre en évolution qui est la sienne.

Le Père Teilhard prend d’avantage conscience de l’unité psychique et organique du ‘groupe humain’ dans lequel il se sent en même temps ‘dehors et dedans’. Il lui donnera le nom de ‘Noosphère’, enveloppe pensante de la Terre, – et reconnaîtra avoir eu grâce à l’expérience du Front, le pressentiment de l’existence de cette mystérieuse réalité globale et englobante. Il en témoignera plus tard, dans son livre testament des années 40, Le Cœur de la Matière, au chapitre L’Humain ou le Convergent, qui comprend trois grands paragraphes sur la Réalité de la Noosphère, l’Etoffe de la Noosphère et L’Évolution de la Noosphère :

« C’est au contact prolongé des énormes masses humaines qui, de l’Yser à Verdun, s’opposaient alors dans les tranchées de France.

L’atmosphère du « Front »…. N’est-ce pas pour y avoir plongé – pour m’en être imprégné des mois et des mois durant – là précisément où elle était la plus chargée, la plus dense, que, décidément, j’ai cessé d’apercevoir, entre ‘physique’ et ‘moral’, entre ‘naturel’ et ‘ artificiel’, aucune rupture, (sinon aucune différence): le ‘Million d’hommes’, avec sa température psychique, et son énergie interne, devenant pour moi une grandeur aussi évolutivement réelle, et donc aussi biologique, qu’une gigantesque molécule de protéine…..… Ce don ou faculté, encore relativement rare, de percevoir sans les voir, la réalité et l’organicité des grandeurs collectives, c’est indubitablement, je le répète, l’expérience de la Guerre qui m’en a fait prendre conscience, et l’a développé en moi comme un sens de plus. »[24]

Ici, en note, Teilhard ajoute : Cet éveil est clairement marqué dans une fantaisie un peu folle, écrite vers 1917, dans les tranchées, et intitulée « La grande Monade« : la Lune émergeant, pleine, des barbelés, – symbole et image de la Terre pensante. Et plus clairement encore dans le dernier paragraphe (supprimé par les éditeurs) de « La Nostalgie du Front » (Etudes, 20 novembre 1917), et que je retranscris ici :

« …La nuit tombait maintenant tout à fait sur le Chemin-des-Dames. Je me suis levé pour redescendre au cantonnement. Or voici qu’en me retournant, pour apercevoir une dernière fois la ligne sacrée, la ligne chaude et vivante du front, j’ai entrevu l’éclair d’une intuition inachevée, que cette ligne prenait la figure d’une Chose supérieure, très noble, que je sentais se lier sous mes yeux, mais qu’il eut fallu un esprit plus parfait que le mien pour dominer et pour comprendre. J’ai songé alors à ces cataclysmes d’une prodigieuse grandeur qui n’ont eu que des animaux pour témoins. Et, il m’a semblé, à cet instant, que j’étais, devant cette Chose en train de se faire, pareil à une bête dont l’âme s’éveille, et qui perçoit les groupes de réalités enchaînées, sans pouvoir saisir le lien de ce qu’elles représentent. »[25]

« Or, une fois ce sens supplémentaire acquis, poursuit-il dans ses mémoires, c’est littéralement un nouvel Univers qui surgissait à mes yeux : à côté (ou au-dessus) de l’Univers des grandes Masses, l’Univers des grands Complexes. Non seulement je n’éprouvais plus aucune difficulté à saisir en quelque sorte intuitivement, l’unité organique de la membrane vivante étendue comme un film à la surface éclairée de l’astre qui nous porte. Mais encore, s’individualisant et se détachant petit à petit, comme une aura[26] lumineuse, autour de cette couche protoplasmique sensible, une ultime enveloppe commençait à m’apparaître, – enveloppe non plus seulement consciente, mais pensante, – où ne cesserait plus désormais de se concentrer, pour mon regard, avec un éclat et une consistance grandissantes, l’essence, ou, pour mieux dire, l’Âme même de la Terre. »[27]

N. B. Les paragraphes sur L’Etoffe de l’Univers et ensuite L’Évolution de la Noosphère très importants pour comprendre la pensée de Teilhard, suivent.

À ce stade il nous faut faire le point sur l’évolution de la pensée de Teilhard telle qu’elle transparaît dans ses Ecrits du temps de la guerre. A côté de ses réactions spontanées d’homme face à l’expérience de la mort, réactions qui constituent l’arrière-plan existentiel de sa pensée, arrêtons-nous à l’ébauche de synthèse élaborée au cours des divers essais de 1916 à 1921 que nous venons de mentionner. Teilhard cherche alors à penser l’univers comme totalité et à l’harmoniser avec sa vision religieuse centrée sur la réalité du Christ total, du Christ Universel. C’est un nouvel Humanisme qu’il commence à échafauder ainsi, et dont la formulation s’élaborera d’abord dans ses différentes correspondances avec ses nombreux correspondants, mais également dans les différents ouvrages et essais qui paraîtront de manière posthume.

Ce n’est pas seulement sa vocation poétique que l’expérience de la guerre révèle complètement. Nous pourrions l’évoquer également à propos d’un très beau et très important poème écrit l’année suivante, en 1918 L’Éternel Féminin.[28] Sa vocation religieuse s’est trouvée confirmée, éprouvée et sanctifiée. Confirmation est donnée de cela dans la décision qu’il prend de prononcer ses vœux solennels avant même la fin des hostilités, sans avoir à reprendre son ‘troisième an’ interrompu par la guerre, – ce qui lui fut accordé de réaliser le 26 mai 1918, à Sainte-Foy-lès-Lyon, au cours d’une permission. Il retrouve pour la circonstance, son ami Fontoynont, venu également en permission pour prononcer ses vœux solennels. Le cycle de sa formation religieuse est donc clos et Teilhard, à la fin 1918, est aussi bien confirmé comme prêtre à vie que… comme jésuite original et…remuant pas très facile à suivre par ses autorités religieuses restées figées dans des idées anciennes. Le voilà sur les traces de saint Ignace pour œuvrer à la plus grande gloire de Dieu mais avec une vision renouvelée du sens de la vie et de sa joie de s’enfoncer en Dieu dans une christogenèse nouvelle.[29]

Anticipant sur les sentiments qui lui dicteront quelques années plus tard, les mystiques élévations de la Messe sur le Monde, – le Père Teilhard, sûr de l’efficacité profonde des apparentes destructions, de la vertu des morts humaines auxquelles la mort du Christ rend un sens, appelle déjà sur les victimes de la guerre, la vertu transfiguratrice des divines consécrations et il termine par ces paroles l’essai – Le Prêtre – où il s’adresse à Dieu, avant de s’adresser aux prêtres ses confrères qui, comme lui, « ont la chance d’être au Front« :

Ô Prêtres qui êtes à la guerre, s’il en est, parmi vous, que déconcertent une situation aussi imprévue, et l’absence de messe dite ou de ministère accompli, souvenez-vous qu’à côté des sacrements à conférer aux personnes, plus haut que le soin des âmes isolées, vous avez une fonction universelle à remplir, l’offrande à Dieu du Monde tout entier.

Débordant le pain et le vin que l’Eglise a mis entre vos mains, votre influence est faite pour s’étendre sur l’immense hostie humaine, qui attend que quelqu’un passe pour la sanctifier.

Vous avez le pouvoir – par votre ordination, de consacrer, d’une manière réelle, en la Chair et le Sang du Christ, les souffrances qui vous entourent, et auxquelles votre caractère vous commande de participer.

Vous êtes le levain répandu par la Providence tout le long du « Front » afin que, même par votre seule action de présence, la masse énorme de notre labeur et de nos angoisses soit transformée.

Jamais vous n’avez été plus prêtres que maintenant, mêlés et submergés comme vous l’êtes, dans la peine et le sang d’une génération – jamais plus actifs – jamais plus directement dans la ligne de votre vocation.

Merci, mon Dieu, de m’avoir fait prêtre, – pour la Guerre ! [30]

CONCLUSION

Teilhard ne fait pas l’apologie de la guerre, il exalte la fructueuse et bienfaisante fraternité d’hommes de nationalités et de tendances si diverses et parfois si opposées. C’est qu’il voyait dans l’union de tous pour une noble cause, le secret du succès et du progrès durable de l’Homme. Fait plus étonnant encore, alors que la plupart des soldats du front songeaient après l’attaque à reprendre des forces dans l’oubli du cauchemar qu’ils venaient de vivre, le Père Teilhard cherchait dans un abri ou une tranchée, un coin plus solitaire. Pourquoi ? Parce qu’il sentait le besoin de se recueillir. Il rédigeait alors le message et le témoignage qu’il voulait transmettre à ses frères humains : rassemblés en deux volumes le fruit de son travail dans les tranchées : ses Lettres 1914-1919 dans Genèse d’une Pensée et ses essais recueillis dans Ecrits du Temps de la Guerre. C’est là que sont exprimées de manière poétique et fulgurante les idées fondamentales de sa vision philosophique et religieuse.

Tel fut le Père Teilhard durant toute sa vie : l’amour du prochain, le besoin de tout accueillir par souci d’être à l’avant-garde de l’épopée humaine ont fait de lui un être dont la charité véritable et nullement illusoire laisse loin derrière elle l’éclat de son savoir et de son intelligence. S’il a pu dépasser l’amertume de l’homme qui se sait mal jugé, calomnié et incompris, s’il s’est soumis laborieusement aux exigences de la discipline religieuse, s’il a traversé courageusement les tempêtes de la vie, il n’est d’autre explication à chercher que son indéfectible confiance. Les chrétiens appellent cela l’espérance.

La petite espérance de Péguy      

Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.

Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
Avec ses petits sapins en bois d’Allemagne couverts de givre peint.
Et avec son bœuf et son âne en bois d’Allemagne.
Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas.
Puisqu’elles sont en bois.
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus. […]

Mais l’espérance ne va pas de soi.

L’espérance ne
va pas toute seule.

Pour espérer, mon enfant,
il faut être bien heureux,
il faut avoir obtenu,
reçu une grande grâce.   […]

La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend pas seulement garde à elle.
Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur
le chemin raboteux du salut, sur la route inter-
minable, sur la route entre ses deux sœurs la
petite espérance
S’avance.
Entre ses deux grandes sœurs.
Celle qui est mariée.
Et celle qui est mère.
Et l’on n’a d’attention, le peuple chrétien n’a d’attention que pour les deux grandes sœurs.
La première et la dernière.
Qui vont au plus pressé.
Au temps présent.
À l’instant momentané qui passe.
Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs, n’a de regard que pour les deux grandes sœurs.
Celle qui est à droite et celle qui est à gauche.
Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.
La petite, celle qui va encore à l’école.
Et qui marche.
Perdue entre les jupes de ses sœurs.
Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main.
Au milieu.
Entre les deux.
Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.
Les aveugles qui ne voient pas au contraire.
Que c’est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.
Et que sans elle elles ne seraient rien.
Que deux femmes déjà âgées.
Deux femmes d’un certain âge.
Fripées par la vie.

C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.

La Foi voit ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité.
L’Espérance voit ce qui sera.
Dans le temps et dans l’éternité.
Pour ainsi dire le futur de l’éternité même.

La Charité aime ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité.
Dieu et le prochain.
Comme la Foi voit.
Dieu et la création.
Mais l’Espérance aime ce qui sera.
Dans le temps et dans l’éternité.

Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.

L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité.

Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé.
Sur la route montante.
Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs,
Qui la tiennent pas la main,
La petite espérance.
S’avance.
Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner.
Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher.
Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle.
Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres.
Et qui les traîne.
Et qui fait marcher tout le monde.
Et qui le traîne.
Car on ne travaille jamais que pour les enfants.

Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. [31]

Dans l’encyclique Spe Salvi, Benoit XVI, après avoir constaté que notre temps, comme celui des Ephésiens ( dans la lettre de Saint Paul ) est caractérisé par le « sans Dieu dans le monde … Pour nous qui vivons depuis toujours avec le concept chrétien de Dieu et qui nous sommes habitués, la possession de l’espérance, qui provient de la rencontre réelle avec ce Dieu, n’est presque plus perceptible ». Ne chantons-nous pas « le Seigneur est mon berger ; je ne manque de rien. Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » ?
Les chrétiens ont à offrir au monde cette Espérance, qui est bien plus que de l’optimisme, car elle est fondée sur la confiance en Dieu. C’est un fruit de la Rédemption d’être pétri d’Espérance, car nous savons d’où nous venons et où nous allons.

Ce texte écrit en 1919, donne bien la vision cosmique de Pierre Teilhard de Chardin au sortir de la Guerre.

Je crois que l’Univers est une évolution

Je crois que l’Evolution va vers l’Esprit

Je crois que l’Esprit, dans l’Homme, s’achève en Personnel

Et il ajoutera ensuite, pour parachever ces affirmations historiques, biologiques et planétaires, cette dimension métaphysique :

Je crois que le Personnel suprême est le Christ Universel.

Pour clore cette rapide incursion dans Les Ecrits du temps de la Guerre, je me permets de citer cet Hymne à la Matière qui les résume en quelque sorte, magnifiquement, à la fin de cet ouvrage exceptionnel.

Hymne à la Matière

Bénie sois-tu, âpre Matière, glèbe stérile, dur rocher

qui ne cèdes qu’à la violence, et nous forces à travailler

si nous voulons manger.

Bénie sois-tu, dangereuse Matière, mer violente, indomptable passion, toi qui nous dévores, si nous ne t’enchaînons.

Bénie sois-tu, puissante Matière, Évolution irrésistible,

Réalité toujours naissante, toi qui faisant éclater à tout

moment nos cadres, nous obliges à poursuivre toujours plus la Vérité,

Bénie sois-tu, universelle Matière, Durée sans limites? Ether sans rivages, Triple abîme des étoiles, des atomes et des générations, toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures. nous révèle les dimensions de Dieu.

Bénie sois-tu, impénétrable Matière, toi qui, tendue partout entre nos âmes et le Monde des Essences, nous fais languir du désir de percer le voile sans couture des phénomènes.

Bénie sois-tu mortelle Matière, toi qui, te dissociant un jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est.

Sans toi, Matière, sans tes attaques, sans tes arrachements, nous vivrions inertes, stagnants, puérils, ignorants de nous mêmes et de Dieu, toi qui meurtris et toi qui panses, – toi qui résistes et toi qui plies, – toi qui bouleverses et toi qui construis, – toi qui enchaînes et toi qui libères, – Sève de nos âmes, Main de Dieu, Chair du Christ, Matière, je te bénis. Je te bénis, Matière, et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite, ou défigurée, les pontifes de la science et les prédicateurs de la vertu, – un ramassis, disent-ils de forces brutales ou de bas appétits, mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité.

Je te salue, inépuisable capacité d’être et de Transformation où germe et grandit la Substance élue.

Je te salue universelle puissance de rapprochement et d’union, par où se relient la foule des monades et en qui elles convergent toutes sur la route de l’Esprit.

Je te salue source harmonieuse des âmes, cristal limpide dont est tirée la Jérusalem nouvelle.

Je te salue, Milieu divin, chargé de puissance Créatrice, Océan agité par l’Esprit, Argile pétrie et animée par le Verbe incarné.

Croyant obéir à ton ‘Irrésistible appel, les hommes se précipitent souvent par amour pour toi dans l’abîme extérieur des jouissances égoïstes.

Un reflet les trompe, ou un écho je le vois maintenant.

Pour t’atteindre, Matière, il faut que, partis d’un universel contact avec tout ce qui se meut ici-bas, nous sentions peu à peu, s’évanouir entre nos mains les formes particulières de tout ce que nous tenons, jusqu’à ce que nous demeurions aux prises avec la seule essence de toutes les consistances et de toutes les unions.

Il faut, si nous voulons t’avoir, que nous te sublimions dans la douleur après t’avoir voluptueusement saisie dans nos bras.

Tu règnes, Matière, dans les hauteurs sereines où s’imaginent t’éviter les Saints, – Chair si transparente et si mobile que nous ne te distinguons plus d’un esprit.

Enlève-moi là-haut, Matière, par l’effort, la séparation et la mort, – enlève-moi là

où il sera possible, enfin, d’embrasser chastement l’Univers! »

Le soldat Pierre Teilhard de Chardin à la guerre de 1914 -1918 .     Photo Fondation PTC

[1] Le Cœur de la matière, XIII, 1950, p. 32.

[2] Le Cœur de la matière, XIII, 1950, p. 31-32.

[3] Le Cœur de la matière, XIII, 1950, p. 33

[4] De 1915 à 1919, le brancardier Teilhard a mérité cinq citations, dont une comportant l’attribution de la Médaille Militaire et une autre la croix de la Légion d’honneur, avec le motif suivant : « Brancardier d‘élite qui, pendant quatre ans de campagne, a pris part à toutes les batailles, à tous les combats où le régiment fut engagé, demandant à rester dans le rang pour être plus près des hommes dont il n’a cessé de partager les dangers »

[5], La Vie Cosmique p. 19-22 dans Ecrits du temps de la guerre t. 12 des Œ. C.

[6] La grande Monade (1918) dans Ecrits du temps de la guerre.

[7] Ed. dans H. de Lubac : La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, 1962, p. 347-354

[8] La Vie Cosmique, p.58.

[9] idem p.61, 67.

[10] Journal, 24/02/16, p. 41.

[11] Journal 7/03/16, p. 51

[12] Ecrits du temps de la Guerre, La Vie Cosmique, 1916, t. XII, p. 77

[13] Ecrits du temps de la Guerre, La Nostalgie du Front, 1917, t. XII p. 231

[14] La Nostalgie du front, ibidem, p. 237

[15] La Nostalgie du front, ibidem, p.

[16] Guillaume Apollinaire (Rome 1880 – Paris 1918) : CALLIGRAMMES

Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines

Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir

Il y a là des feux nouveaux, des couleurs jamais vues

Mille phantasmes impondérables

Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la Bonté, contrée énorme où tout se tait…

[17] Charles Péguy (Orléans 1873 – Paris 1915)

[18] Robert Hugh Benson, (1871-1914) auteur anglais, évêque, mort en plein succès d’une œuvre       mystique très abondante.

[19] Le Christ dans la Matière, XII, p. 112

[20] Le Christ dans la Matière, XII, p. 127

[21] Genèse d’une pensée, p.264-265

[22] Genèse d’une pensée, p. 266-267

[23] La Nostalgie du Front, Etudes du 20 novembre 1917, repris intégralement dans Ecrits du temps de la guerre, XII, p. 459 et 463

[24] Le Cœur de la Matière, p. 40-41

[25] Le Christ dans la Matière dans Hymne de l’Univers, p. 57

[25] Le Cœur de la Matière, p. 41

[26] aura, mot latin qui désigne le rayonnement d’une lumière à partir de sa source. C’est en ce sens que Teilhard parle d’une aura de la personnalité de quelqu’un, et notamment de celle du Christ qui s’étend sur tout l’Univers.

Voir Forma Christi dans Ecrits du temps de la Guerre, p. 363

[27] Le Cœur de la Matière, p. 42

[28] Ecrits du temps de la Guerre, p. 279

[29] Journal, 1918

[30] Le Prêtre, juillet 1918, dans Ecrits du temps de la guerre, XII, p. 332

[31] Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu , 1912