« L’éternel féminin » par Claudine Lalonguière
Le père Teilhard de Chardin durant toute sa vie a été aimé de femmes de grande envergure, de riche personnalité. Il a, au long de toutes ses années d’adulte à partir de la grande guerre, connu et entretenu lui-même des amitiés féminines très intimes. Le père Teilhard de Chardin, avant sa mort, a déclaré qu’il avait toujours été fidèle à son vœu de chasteté.
Le paradoxe de Teilhard, est d’être un homme qui aime et sait aimer le Féminin et refuse l’union conjugale. Ce paradoxe même peut avoir attiré les femmes, en particulier des femmes de forte personnalité, des artistes.
Peut-être cet homme de grande personnalité les attire-t-il à leur insu par son pur amour du Christ, par l’absolu de l’amour divin en lui? Je laisse ouverte la question.
Les circonstances de la rédaction du grand poème
En mars 1918 à Verzy dans La Marne. Teilhard vient de faire deux expériences parallèles: celle du combat mortel des hommes et celle de l’amour pour une femme.
Il sort de la grande guerre qui a été pour sa formation d’homme « un baptême dans le réel » comme l’appelle Édith de la Héronnière, de la plus haute importance. La guerre était pour l’homme de 30/35 ans le lieu de la solidarité humaine. Il y découvrit « Ces grandes masses humaines » comme il l’écrit, mais aussi le lieu du déchirement entre les individus et les groupes humains, jusqu’à la volonté de destruction réciproque.
Il y découvrit la chair déchirée et la mort provoquée.
Pourtant les années de guerre ont aussi été l’époque où il découvre l’amour, non plus celui de Dieu, mais l’amour en tant que sentiment amoureux, celui qui unit profondément deux êtres dans la compréhension et l’échange. Il l’éprouve pour sa cousine Marguerite et cet amour est réciproque. Cet amour se révèle comme le lien unissant deux personnes d’exception qui perçoivent dans leur relation et leurs ressemblances en esprit et leur différence sexuée. Amour platonique, chacun respectera sa propre vocation et celle de l’autre.
Quand on entend Teilhard scientifique et théoricien, au cœur des trois textes relatifs à ce thème, (L’Éternel Féminin écrit en 1918, L’évolution de la chasteté en 1934, Le Féminin ou l’Unitif, clausule du Cœur de la Matière en 1950) faire du féminin l’élément unitif, on peut retrouver dans cette conviction féconde l’écho de la découverte de son premier amour. L’homme fait la guerre et l’amour de la femme, fait l’union. Cette conviction personnelle illumine son travail scientifique.
Ceux qui connaissent l’œuvre ultérieure de Teilhard, autant ses recherches de paléontologue que sa théorisation de l’évolution, savent bien la différence essentielle qui la sépare de celle de Darwin. Tandis que l’évolution selon Darwin s’opère par la sélection naturelle, par la mort en quelque sorte, celle des plus faibles, des moins adaptés à l’environnement; pour Teilhard le moteur de l’évolution est l’UNION, l’union qu’il qualifie très précisément de créatrice et diversifiante.
Le Titre de l’hymne est emprunté à Goethe dans le second Faust.: « Et l’éternel féminin toujours plus haut nous attire ». Faust n’y est finalement pas damné, mais sauvé de l’enfer par les prières de Marguerite. Le dernier vers de cette seconde partie de Faust conclut: « l’Éternel Féminin nous élève ». (Faust II v 12110 à 12111)
Cette assertion a parlé au cœur et à l’esprit de Teilhard.
Le genre littéraire
Ce long texte est difficile à classer dans les genres littéraires définis. Nous ne sommes ni dans un chant amoureux ni dans un essai sur l’amour. Je ne peux le comparer – au rythme près puisque sans la mise en versets claudéliens – qu’aux cantates de Claudel.
Le Sujet
Voyons d’abord dans quel registre il ne se situe pas. Quand Teilhard écrit l’Éternel Féminin, il n’est ni dans le biologique ni dans le sociologique, ni dans le sexe ni dans le genre. Donc assez loin de la mentalité moderne et des approches d’aujourd’hui, car le lieu où se situe Teilhard quand il écrit peut nous troubler, humains du XXe siècle coincés dans le sexe et suspicieux à l’égard du genre! Teilhard est comme à son habitude dans plusieurs autres registres, j’aime à dire qu’il se promène à l’aise de l’un à l’autre en poète: ceux du psychique, du scientifique, du cosmique, du mystique. Il laisse monter de son inconscient les grandes figures qui l’habitent, il ne met de côté ni son expérience des femmes, ni sa théorie de l’évolution, ni l’amplitude de sa vision de l’univers, ni son élan mystique vers l’union à Dieu. Tant de choses d’un seul mouvement!
Qu’est-ce que l’Éternel Féminin n’est pas, ni pour Teilhard qui le chante ni pour nous qui l’analysons?
Il ne s’agit pas pour lui d’exalter une figure de femme particulière. Les deux seuls prénoms féminins qui s’inscrivent une unique fois dans la grande évocation, sont ceux de Béatrix, et de Marie, sans insistance ni répétition, en bonne compagnie néanmoins puisqu’ils accompagnent l’Église! Non à toutes les autres évocations féminines précises dans ces pages! Si le masculin y est en général l’homme avec une minuscule, le Féminin y est rarement « la femme » en minuscule. Pourquoi? Parceque le Féminin est dans ce poème une bien plus puissante et complexe réalité.
L’Éternel féminin n’est pourtant pas non plus la féminité de toutes les femmes. S’il l’était, les évocations presque immédiates en seraient, dans le paganisme, la Grande Déesse-Mère qui a longtemps précédé Zeus et Jupiter comme créatrice fécondeet souveraine du monde ou dans le judeo-christianisme, la Sagesse Éternelle.
D’où naissent donc en Teilhard les grandes images et les définitions sublimes qu’elles expriment tout au long de cette cantate? Ici je me tourne vers Jung le psychanalyste bien connu, qui peut nous éclairer. Il nomme « Anima » la part féminine de l’homme (ce qui n’est pas le sens chez Claudel où Anima est l’âme opposée et apposée à Animus, l’esprit).
La catégorie Anima pour Jung est constituée des différentes figures féminines qui peuplent l’inconscient masculin et se révèlent en général aux hommes dans leurs rêves. Et il y en aurait plusieurs différentes et successives.
Pour Jung, c’est à partir de la prise de conscience de cette part féminine en lui, que le masculin réel de l’homme se met à se développer. Nous explorons là un nœud très important, comme le noyau d’où naît l’attitude de Teilhard envers les femmes et d’où jaillit la tige de notre cantate.
Les grandes images qui en tissent les pages montent de l’inconscient de Teilhard.
Essentiellement elles jaillissent de la part féminine spécifique qu’il porte en lui.
Et qui, en lui, ont permis le développement du masculin.
Elles sont multiples, belles, parfois somptueuses, toujours évocatrices et poétiques ces grandes images: « Je suis sortie des mains de Dieu, je suis le parfum qui fait accourir et entraîne, le charme mêlé au monde, le ciment de l’univers, la femme dans la sphère nouvelle, l’immense frémissement qui court d’un horizon à l’autre et qui est l’attrait féminin »… Nous n’avons pas à avoir quelque honte des grands refoulés qui tricotent l’inconscient du scientifique, du poète, du prêtre, du religieux qu’est notre Teilhard.
Qu’est-ce donc que Teilhard, sous ces grandes images, nomme L’Éternel Féminin?
Écoutons d’abord chanter le Féminin de Teilhard: le début et la fin du poème nous suffiront presque pour répondre: « Je suis apparue dès l’origine du monde dès avant les siècles je suis sortie des mains de Dieu. C’est moi la face conjonctive des êtres. Moi le parfum qui les fais accourir et les entraîne librement, passionnément sur le chemin de leur unification.
DÉBUT
… Vous admirez que dans les longs plis de mes charmes se déroule, toujours vivante, la série des attractions successivement traversées qui depuis les confins du Néant, ont fait accourir et se rassembler les éléments de l’Esprit– par Amour
JE SUIS L’ÉTERNEL FÉMININ »
FIN
Le Féminin hypostasié de Teilhard est une énergie universelle et éternelle qui anime l’univers entier dès son origine et jusqu’à son accomplissement final. Et cet accomplissement est d’unification. Il est bien intéressant de noter à ce propos de l’unification, la précision apportée par Jung. En réalité, pour lui, l’Anima a une fonction régulatrice: « Elle représente toujours chez l’homme LA fonction de relation ».
Or pour Teilhard L’Éternel Féminin est une puissance d’attraction, une puissance globalisante qui unit et féconde. C’est Dieu même non dans son pouvoir de juge, de rétributeur, mais bien Dieu même dans sa toute-puissance d’amour, dans son désir d’union de l’homme à Lui. C’est la puissance divine dans son amoureux projet d’unité de grâce pour l’humanité entière, corps mystique de son Fils.
« Tout se fait par union et fécondation, par rassemblement des éléments qui se cherchent » affirme l’Éternel Féminin, « c’est MOI la face conjonctive des êtres ».
Tout le poème chante, affirme à la première personne ce que Teilhard écrira de manière plus didactique dans la clausule au Cœur de la Matière: les trois grandes réalités futures qu’il entrevoit pour la Terre, pour l’Humanité et pour le Christ « seront imprégnées dans leur masse entière/Comme par un ferment unitif/De l’Universel Féminin ».
L’Éternel féminin, une énergie créatrice? Alors nous devons regarder vers la Chine et le Yin et le Yang. Quand il écrivait le premier jet de son poème, Teilhard ne connaissait pas la Chine. Quand il a vécu dans le pays, il a surtout fréquenté le milieu des scientifiques et en 21 ans n’a jamais vraiment appris le chinois. Il n’a pu cependant ignorer complètement la conception du monde portée par toute la civilisation chinoise quand il remaniait là-bas son grand texte de jeunesse. Il a bien dû se trouver comme nous devant le couple d’énergies complémentaires qui dans la pensée chinoise constituent le monde plus qu’ils ne le régissent.
Pour les chinois le yin et le yang sont UN COUPLE d’Énergies Complémentaires, entendons bien cette conception vitale. Non pas deux principes ou deux énergies vitales antagonistes. Ils sont nés tous deux du même principe originel, le Tao. Le yin, nommé avant le yang, étant le principe féminin et le yang le principe masculin. Deux catégories complémentaires et symbiotiques, impossibles à séparer que l’on peut retrouver dans tous les aspects de la vie et de l’univers.
On connaît bien le symbole dessiné du cercle au S central qui unit et distingue à la fois le yin et le yang. Mais aussi le point noir dans le blanc et le point blanc dans le noir.
Dans la pensée asiatique, ces deux énergies différentes sont toujours associées et inséparables. Chacune d’elles n’existe et ne se développe que par le concours de l’autre. Elles n’existent même toutes deux que par le fait de leurs existences simultanées. Pas de yin sans yang, pas de Féminin sans Masculin, ni de Masculin sans Féminin. Ils s’engendrent l’un l’autre, parce que chacun porte en lui le germe de l’autre. L’un existe grâce à l’autre. Le Masculin naît du Féminin et réciproquement. Ce que symbolise le point inversé. Bien loin d’être exclusifs l’un de l’autre, les deux modes de fonctionnement de ces énergies sont complémentaires et nécessaires complémentairement EN TOUTES CHOSES.
Mais ils sont toujours interdépendants, l’un ne pouvant se concevoir ni exister sans l’autre, la présence de l’un sans celle de l’autre. Ils sont en relation d’engendrement et de mutation de l’un en l’autre: le jour fait place à la nuit et la nuit au jour. Ils n’existeraient ni l’un ni l’autre sans leur contraste, leur différence. L’action de l’un provoque celle de l’autre.
Ce sont leurs épousailles qui font l’équilibre du monde. Il faut leur engagement coordonné, non leur divorce, pour le succès de toute action, pour le sain résultat de toute évolution. Ils requièrent leur application, leur implication conjointe, coordonnée, dans l’univers physique et humain.
Ils en font l’équilibre et la durée. Que l’un d’eux soit ou se veuille dominant, pire encore se veuille unique, seul à l’œuvre, exclusif de l’autre, c’est la guerre, en victoire stérile ou en défaite victimisante, destructrice pour l’ensemble. L’excès ou la déficience de l’un des deux provoque nécessairement des conséquences sur l’autre et un déséquilibre pour le tout. Mais dans la Réalité, ils s’interpénètrent. Ils le peuvent et le veulent en quelque sorte. La philosophie chinoise parle joliment d’une « amitié d’opposés ».
Deux principes donc, deux énergies, à l’œuvre en nous et dans le monde.
Deux modes de fonctionnement différents, dont chacun est vitalement nécessaire d’abord à l’autre, bien plus souvent nécessaires ensemble qu’antagonistes. Des forces toutes deux et non une force et une faiblesse. Il ne s’agit donc pas ici de l’homme et de la femme, encore moins de tous les hommes et de toutes les femmes, mais bien des deux principes, des deux puissances Féminin et Masculin.
Pour notre bonheur de judéo-chrétiens, nous retrouvons dans nos livres de Sagesse, sous la plume de Ben Sirach le sage, cette merveilleuse assertion: « Toutes les choses créées par Dieu vont deux par deux face-à-face. Une chose confirme l’excellence de l’autre ».
(Ben Sirach XLII, 26).
LE CHOC POUR NOUS
Écoutons donc maintenant notre temps en Occident prendre position puis disserter sur l’homme et la femme l’un par rapport à l’autre.
Après cette évocation attractive de deux principes transcendantaux à l’œuvre dans le monde créé, nous nous retrouvons aujourd’hui confrontés à une réalité terrestre et prosaïque incontestable: celle des rapports entre personnes, hommes et femmes, dans le mariage, dans l’union homosexuelle, dans la vie sociale et professionnelle, dans l’Église. Que nous en dit la pensée moderne? Pour le droit international et national.
L’ONU a réuni quatre conférences mondiales sur le sujet de 1975 à 1995. La question posée est celle de savoir ce qui fonde les droits de l’être humain. L’ONU répond: l’individu. L’égalité absolue des droits pour les deux sexes est reconnue autant par l’ONU que par la République française pour laquelle il y a égalité absolue de droits pour les hommes et pour les femmes. Mais on sait ce qui reste à faire pour les mentalités.
Pour les religions
L’Église dans « Gaudium et Spes » Vatican II (XXIX, 2) souligne aussi qu’il existe une égale dignité des hommes et des femmes. « Toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne qui serait fondée sur le sexe (est) contraire au Dessein de Dieu ». Mais il y reste une différence et une difficulté avec le droit international. À la question de savoir ce qui fonde les droits de l’être humain, pour la femme, le Vatican répond en effet que « la personne » doit prendre en compte « la nature » et que la nature de la femme est marquée par sa maternité.
L’ONU fait de la maternité une fonction sociale. L’Église en fait une question de nature. L’ONU considère comme du sexisme ce statut spécial attribué à la femme, non en tant que personne, mais en tant que sexe reproducteur.
Toutes les religions sont travaillées aujourd’hui, plus encore au Maghreb et au Moyen Orient qu’en Occident, par le statut de la femme dans son rapport à l’homme et même à l’enfant. Une femme rabbin, Delphine Horvilleur elle-même, écrit un livre intitulé « En tenue d’Ève » sur la question du statut de la femme. Lequel, dans le judaïsme comme dans l’Islam se trouve, dit-elle, socialement réglé en fonction du désir de l’homme, désir que l’autre sexe a, comme premier devoir, d’éviter de susciter.
Pour la physiologie et la psychologie modernes, c’est un fait que le fœtus est féminin pendant huit semaines. C’est aussi un fait que l’homme porte en lui une composante féminine et la femme une composante masculine. Cette réalité vérifiée physiologiquement par l’endocrinologie est aussi une des données les plus importantes de la démarche et de l’apport de C.G. Jung: Animus/Anima.
Notre pensée occidentale a cependant beaucoup de mal, dans presque tous les domaines, à ne pas faire de dualisme, à ne pas séparer, diviser, voire opposer.
Nous faisons du Féminin et du Masculin, comme de la matière et de l’esprit, deux polarités opposées. Pour parler de manière juste et éclairante du Féminin et du Masculin, il faut résister à ce penchant simpliste de notre esprit, au risque de ne rien comprendre ni dire qui corresponde à la vie tout simplement, à toute réalité vivante si l’on préfère l’exprimer ainsi.
Chacun de nous, homme ou femme, est investi par les deux énergies, chacun de nous les possède ensemble, chacun de nous est mû par les deux. Seule diffère l’attribution qui nous a été faite de chacune de ces forces, de ces ressources. Et surtout l’usage que nous décidons d’en faire, que l’on nous apprend ou nous oblige à en faire.
Notre culture actuelle en Occident
Comment ne pas ajouter à cela le fait que notre culture est obsédée par le sexe de façon presque mono-idéique, que nos médias, notre publicité, nos jeux, nos revues sont envahis d’images érotiques et sexuelles aux dépens de la femme? Nous sommes bien loin de Teilhard, de son orientation profonde et du sujet de son poème, il nous faut être très au clair sur ce point.
La philosophie et la sociologie actuelles: sexe et genre
Nous avons affaire aujourd’hui à deux théories philosophiques appliquées à la même réalité, celle de la différence entre l’homme et la femme, théories qui rendent les choses plus complexes encore. La question posée est: existe-t-il vraiment un féminin et donc un masculin fondamentaux et invariants qui justifieraient notre Teilhard quand il chante le féminin “in abstracto”? Le féminin comme réalité éternelle et non telle ou telle femme, belle mais mortelle comme Marie, la belle Hélène ou Béatrice?
Les deux théories philosophiques appliquées à l’homme et à la femme sont:
– pour l’Essentialisme: Les hommes et les femmes sont différents par essence.
Leur nature biologique détermine non seulement leur physiologie, mais toutes sortes d’aptitudes et de goûts personnels. Ce donné initial d’un individu, qui constitue son essence, prévaut nécessairement sur ses acquisitions ultérieures;
– pour l’Existentialisme: on distingue genre et sexe. Il n’existerait pas d’essence sexuée, féminine ou masculine. Il existe seulement un sexe biologique qui n’influe pas, ou pas vraiment de manière significative, sur la personnalité. Ce sont les sociétés qui ont attribué certaines des activités humaines complexes à l’un ou l’autre des sexes et cette répartition perdure de génération en génération. C’est la théorie constructiviste.
Alors que le sexe fait référence aux différences biologiques natives entre hommes et femmes, le genre se réfère aux différences acquises qu’elles soient sociales, psychologiques, mentales, économiques, démographiques, politiques et autres!
Selon Simone de Beauvoir, nous n’avons pas oublié: « On ne naît pas femme, on le devient ».
LE FÉMININ DANS LE MYTHE DE LA GENÈSE
À partir de cet arrière-plan – ou premier plan? – actuel, relisons le mythe sacré de la Genèse pour déchiffrer ce qu’il nous apprend du masculin et du féminin à leur origine.
« Homme et femme Dieu le créa », dit la Genèse aux toutes premières pages.
Nous découvrons deux personnes face à face, chacune d’elle voulue pour l’autre, en fonction l’une de l’autre. La sexualité, exactement le fait du couple, de deux êtres sexués, fait partie de la création, elle est spécifiquement une réalité créée.
Quand Jésus dit: « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » (Mt XIX, 6). Le « ce » grec est un neutre singulier et non un masculin pluriel qui inclurait les deux personnes. Nous pouvons interpréter sans forcer le texte, surtout ne séparons pas le Féminin du Masculin.
Mais si le Créateur des deux personnes est le même, leur création est racontée comme radicalement différente. Tandis que l’homme est formé à partir de la terre, « ha dama », Ève est modelée à partir de la chair, de l’os et du sang.
On ne souligne pas assez, me semble-t-il, ce qu’induit cette différence originelle pourtant si symbolique. Le masculin serait mieux adapté pour s’occuper de la matière terrestre inanimée, de la lithosphère d’où il émerge, de l’univers en ses quatre éléments. Le féminin plutôt proche de la matière vivante dont il est d’emblée formé, serait en connivence avec la biosphère, comme co-naturalisé à elle.
Il nous reste à attribuer à tous les deux ensemble, en équipe ou en couple, la gestion riche, essentielle, inépuisable même, de la noosphère, de la conscience et de l’esprit!
Mais aussi quand nous voyons le petit auvergnat de dix ans, Pierre Teilhard, tenir entre ses mains un morceau de granit, une pierre brute et s’émerveiller de sa consistance, nous pouvons le voir en quelque sorte sentir et réagir à partir de son masculin originel et même en conformité avec son propre prénom!
À travers le mythe inspiré de la Genèse, nous détectons aussi assez précisément certaines caractéristiques du féminin.
– L’attraction immédiatement exercée sur Adam par la femme toute neuve!
Elle lui convient comme compagne: « À ce coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair », s’écrit-il en Gn II, 23.
– L’altérité et le sentiment absolument neuf d’altérité: tandis qu’Adam s’émerveille presque tout seul de la voir advenir auprès de lui, ÈVE, elle, vit d’emblée la présence de l’autre, elle sait de fondation qu’elle n’est pas seule, qu’ils sont deux.
C’est bien elle qui adressera la première la parole à Adam. Lui éprouve l’attraction pour la ressemblance. Elle éprouve l’altérité et immédiatement le fait du couple.
– Le désir qui l’habite, supérieur à tous les autres désirs, est celui « d’être comme des dieux ». Inspiré par la tentateur hélas! mais c’est sans conteste à ce désir là qu’Ève cède totalement. Un désir bien risqué, un très haut désir quand même…
– L’influence qu’elle exerce sur le masculin: Adam cède à la proposition d’Ève.
– L’union qui les lie tous deux Gn IV, 1.
– L’émerveillement de la fécondité: « J’ai acquis un homme de par Yahvé »
Gn IV, 2.
UNE RÉPONSE DE COMPORTEMENT
Comment définir une ligne de conduite pour les femmes? Une réponse qui soit mienne et qui me satisfasse, c’est Teilhard qui l’a provoquée. Teilhard écrit dans la clausule au Cœur de la Matière: « Le plus vif du Tangible, c’est la Chair et la Chair pour l’Homme, c’est la Femme ».
À cette phrase, j’ai immédiatement répondu: « Pour la femme, le plus vif du Tangible, c’est la chair, et la chair, c’est l’homme et l’enfant, chair de sa chair incomparablement tangible. » L’enfant qui a été en elle bien plus que l’homme!
Si bien que, laissant de côté pour l’instant la nature ou le statut social de la femme, je regarde sa conduite. Celle-ci me paraît être définie par les situations dans lesquelles elle se trouve placée. Et – à dignité égale – cette conduite est différente, et se doit sans doute de l’être selon qu’elle a sa personne ou son enfant à protéger et à promouvoir.
Dans la vie sociale, professionnelle, ecclésiale, toute femme doit revendiquer et obtenir le respect de sa dignité, une dignité en tout point égale à celle de l’homme. Quand elle est elle-même chargée de responsabilité, il lui revient de trouver son propre style d’exercice de l’autorité, ce qui est possible sans négation, sans reniement de la féminité.
Dans le couple et la charge d’éducation des filles et des fils, à elle aussi d’assurer une transmission qui ne soit pas un conditionnement sans fondement à des modèles masculins ou féminins, conditionnement qui serait à la base du « genre ».
Ici sexe et genre pourraient être aujourd’hui distingués.
Mais quand la femme se trouve dans sa situation spécifiquement maternelle, je sais que sa défense, sa protection, sa promotion s’exerceront au bénéfice de l’enfant « chair de sa chair ». Le bien de l’enfant, son intérêt à lui passeront avant la défense de ses propres droits à elle. Et cela ne fait pas d’elle « un ventre, une simple reproductrice ». Ici sexe et genre me semblent coïncider.
Nous voyons Marie dans sa dignité et son autorité, à Jérusalem, faire reproche à Jésus quand il a commencé à manifester son indépendance d’adolescent. Nous la voyons encore aux Noces de Cana: c’est elle qui est invitée, c’est elle qui signifie à son Fils ce qu’il aurait à faire pour que le repas soit complet (« va vite chercher du vin! » dirait à son fils une maman ordinaire). C’est Marie aussi et non pas son fils adulte pourtant, qui commande aux serviteurs d’exécuter ses consignes. Aux temps du ministère public de Jésus, la présence de Marie sera refusée, car Jésus agit là essentiellement en tant que fils de Dieu et la présence à Dieu son Père est alors primordiale et directe. Mais en fin du parcours humain de Jésus, nous trouvons avec quelle émotion Marie « non loin de la Croix », quand celui qui est la chair de sa chair souffre et meurt. Elle reste mère et le sera toujours, par la volonté de son fils qui la fait mère vigilante de Jean.
À partir de Marie, nous pouvons, nous nous devons même de revenir à l’Éternel Féminin.
Le Féminin en tant qu’élément unitif, la fonction unitive comme propre au féminin constitue un aspect essentiel dans le poème et la pensée de Teilhard. Il ne l’est pas pour moi. Cet aspect est traité par un autre intervenant. À mes yeux la fonction unitive ne relève pas du féminin seul. Je choisis donc délibérément de traiter les autres aspects, à peine moins affirmés, mais aussi présents et importants dans le poème.
Les autres sujets du poème
L’altérité
L’attraction exercée par l’Éternel Féminin est puissante. Sur qui?
« L’homme synthèse de la nature, fait bien des choses, avec le feu qui brûle en son cœur.
Il accumule la Puissance, il poursuit la gloire, il crée la beauté, il se voue à la science
Et il ne se rend pas compte, souvent que sous tant de formes diverses.
C’est toujours la même passion qui l’anime, épurée, transformée mais vivante L’attrait féminin. »
Écoutons les mots qui reviennent: « ils se fondent deux à deux ». Le « mystère du féminin, c’est mon parfum, mon charme, qui fait sortir (les hommes) de leur solitude ».
Nous voilà immédiatement devant une réalité différente. L’homme! L’homme n’est en effet pas moins présent que la femme dans cette cantate. Elle y est présentée presque seulement par rapport à lui. « Il pensait ne trouver en moi qu’une compagne et il s’aperçoit qu’en moi, il touche la grande force secrète ».
Il est aisé de réfléchir ici. Ils sont deux en présence. Qui dit attraction dit attraction de l’un par l’autre. Qui reconnaît ou proclame une attraction dit l’existence indéniable de l’altérité. Énergie, attrait, charme, parfum respiré supposent immédiatement un AUTRE sur lequel le charme s’exerce. Celui que j’attire est un autre sujet que moi, subsistant autant que moi et sans doute autrement que moi. S’il existe le féminin, il existe le masculin. Il existe la femme et l’homme et leurs différences.
Une prise de conscience, qui n’est pas seulement poétique, s’impose à nous.
Je suis devant un autre ou avec un autre. Mais avant tout qui est ce JE? Je ne suis pas seulement parfum, charme, attraction. Je ne suis pas un symbole, pas non plus un personnage de mythe ou de roman.
Je suis MOI et je sais deux choses de mon moi. La première, que me dit aussi bien la biologie que la théologie, c’est que mon moi est unique. Depuis la création du monde jusqu’à la fin du temps, il n’y aura jamais quelqu’un qui soit un autre moi.
Seul le clonage réaliserait cette horreur, cette erreur, et encore rien ne dit que l’organisme cloné aurait les mêmes caractères psychologiques que moi. Ce caractère unique de la personne est sa richesse et sa limite. « J’ai du prix à tes yeux », puis-je dire au Créateur comme Isaïe.
Je suis un Moi unique donc, mais! Je ne suis que moi. Unique, certes, mais combien circonscrit aussi. Notre siècle sur ce point ne nous fait pas de cadeau.
L’homme moderne se sait plus étroit encore que ses pères. Freud le dit « humilié, triplement humilié ». Par Copernic d’abord. Par Darwin ensuite. Par Freud lui-même enfin qui l’atteint en son âme, déclarant que son noble moi n’est pas maître en sa propre maison grouillant de monstres inconnus. Hommes ou femmes, nous nous savons misérables aujourd’hui mieux que Pascal.
Les limites de l’humanité pèsent sur les miennes propres. Les accusant encore, pour arriver là où en est Saint Paul quand il crie: « Je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je ne veux pas ». Nous nous sentons désarmés de cette impuissance-là. Il y a pourtant plus de paix que de déception à s’accepter si étroit:
« Je ne suis que moi » tout simplement. Nous n’allons pas nous en cacher trop ni à nous-mêmes ni aux autres!
Le sentiment d’altérité, est fondé à travers nos épreuves, nos échecs et nos « examens de conscience », sur la double prise de conscience: celle de l’unicité de notre personne et celle de nos limites. Nous sentons bien en cela la différence entre la personne de chacun de nous et l’universalité de l’Éternel Féminin de Teilhard!
Après tout ce qu’il nous a fallu vivre avant d’accepter nos limites, un jour vient où nous les aimons. Que s’est-il donc passé? Peut-être seulement une douce et joyeuse prise de conscience: « Tout ce que je n’ai pas, d’autres le possèdent. Ce que je ne suis pas, les autres le sont. Il me faut les autres, vraiment tous, pour qu’ils soient qui je ne suis pas ».
L’altérité est aussi nécessaire à la personne que l’unicité, la mienne, la vôtre, la sienne. L’altérité lui est nécessaire par essence même. Pour l’unicité de chacun, vive la différence!
Lucetta Scarafia, historienne et journaliste à L’Osservatore romano écrit :
« L’obsession de la parité ne doit pas conduire à l’indifférenciation. Je suis une féministe de la différence, car c’est d’elle que naît la nouveauté. C’est le christianisme qui a enseigné la parité et a été à l’origine de l’émancipation féminine », affirme-t-elle. (La Croix, 16 février 2013).
Or l’altérité est une des plus manifestes réalités humaines chantée par Teilhard tout au long de son poème. Le féminin y est exalté pour tout ce que n’est pas le masculin. Le féminin y est chanté, admiré, désiré, reconnu comme attractif pour tout ce qui le différencie du masculin.
Altérité substantielle donc entre les humains. « Le masculin et le féminin sont un bien commun à tous les humains. À chacun de prendre dans la malle aux trésors ce qui nourrit sa relation à Dieu », écrit Anne Soupa. Réalités créées, nous ignorons si nous pourrions les dire éternelles en elles-mêmes, substantiellement. Et non pas plus évidemment immortelles en chacun de nous, la résurrection ne gommant rien de notre identité personnelle!
L’amour
Mais nous savons que l’amour, lui, est éternel. « Je ne suis que moi » tout simplement.
Ce savoir de la différence et de la limite, l’acceptation de cette réalité qu’est l’altérité de tout autre moi par rapport à mon moi, est la condition de l’amour.
Aussi bien de l’amour humain que de la charité théologale.
Aimer c’est d’abord reconnaître, accepter, vouloir la différence de l’autre.
Être même attiré par elle. Il est cultivé ou analphabète, il est basané, jaune ou noir, il vient du Sud ou de l’Est, il est paria ou de ma caste, ce différent de moi est mon frère. Mon frère, fils du même Père digne de mon respect, de ma compréhension, de mon attention sincère et de mon amour très humain. « Tu es toi, différent de moi, je sais aussi que tu n’es que toi, limité autant que moi, mais autrement que moi ». C’est le travail spécifique en nous de la vertu théologale de charité que de nous faire aimer la différence et les limites de l’autre. Tel n’est pas le sujet d’aujourd’hui, mais je ne sais plus quel saint a dit: « Il n’y a qu’un Amour » et je sais bien qui a dit: « Le second commandement est semblable au premier ».
Pourquoi l’amour entre la femme et l’homme?
Je suis moi, je ne suis que moi. Unique et limité, il me faut les autres. Il m’en faut surtout un ou une pour qu’il puisse être mon complément, un ou une pour qui je sois l’unique. Être pour lui ce brin singulier d’humanité qu’il n’est pas, qui me veut comme son complément et son unique. Et que je veux de même. Auprès de qui je trouve mon droit et mon bonheur de me sentir unique dans ma limite même. Avec qui cesser d’être isolé au monde. Avec qui faire dyade.
Celui qui m’aime porte sur moi le regard qu’il ne partage avec aucun autre, celui qui m’aime me considère comme unique, me reconnaît comme son unique.
C’est ce qu’il y a de divin dans l’amour. En cela même, l’amour humain ressemble et participe à l’amour que Dieu nous porte. « On a prétendu supprimer les sexes de l’Esprit, écrit Teilhard. C’est pour n’avoir pas compris que leur dualité devait se retrouver dans la composition de l’être divinisé. Ce n’est pas sur une “monade” mais c’est sur la dyade humaine que se pose la spiritualité ».
D’un même mouvement l’amour de celui qui m’aime me libère aussi du sentiment trop étouffant, voire paralysant, de mes impuissances. Je sens qu’à deux nous pourrons être et réaliser ce que, seul, chacun de nous ne pourrait pas. La réalité du couple, de l’amour conjugal, s’enracine en ces deux aspects de toute condition humaine: unique et limité. (faire un enfant toute seule, ce n’est jamais vrai, il y faut le médecin, la science!) Teilhard exalte l’amour ici autant qu’il exalte à un point suprême – à en faire rêver! – ce qui fait à ses yeux la spécificité du féminin. Or il sait aussi qu’il s’avère très difficile d’aimer la différence de l’autre. Écoutons-le sur ce point même dans son poème.
Malgré la puissance d’attraction que se reconnaît le Féminin à l’égard de l’homme, l’écart, le recul de l’un par rapport à l’autre y sont également très fortement présents: « L’homme me redoutait pour ma puissance étrangère à lui et mes inexplicables vertiges ». « L’homme est le premier qui m’ait reconnue au trouble où l’a jeté ma présence ». « Plus vous me cherchez dans la direction du plaisir, ô hommes, plus vous vous éloignez de ma Réalité ». L’incompréhension profonde entre les sexes est clairement dite ici. Les vertiges féminins, les grands rêves des jeunes filles, les inquiétudes maternelles, les désirs insatisfaits toujours renaissants, le besoin d’expression de la tendresse qu’éprouvent les épouses, les aspirations spirituelles des femmes, sont assez inexplicables pour l’homme, – j’aurais envie de dire « pour l’homme à l’état brut » – le plus souvent inattendues de lui.
Alors, pour que l’amour soit possible, Teilhard invite l’homme à vivre l’amour d’elle comme le dépassant ou plutôt même comme LA dépassant. « La femme est pour l’Homme le symbole et la personnification de toutes les complémentarités attendues de l’Univers. Le problème théorique et pratique de l’achèvement de la connaissance a trouvé son “climat” naturel dans le problème de la sublimation de l’amour. Au terme de la puissance spirituelle de la Matière, la puissance spirituelle de la chair et du féminin ».
« L’amour seul est capable de mouvoir l’être » dit-il d’abord, pour que l’homme ose se laisser aller à aimer, puisque l’amour du différent peut faire peur. Il l’assure de la dimension inimaginable que lui apporte en cadeau l’amour de la femme: « Pour l’homme, aimer une femme, c’est être pris nécessairement comme le serviteur d’une œuvre de création ». Aimer une femme, quand on est un homme, c’est, écrit-il, « toucher la grande force secrète » parce que le Féminin « par les connexions physiques de (sa) nature se prolonge dans l’âme du monde ».
La Femme en est consciente et le lui promet d’ailleurs: « C’est moi l’accès au cœur total de la création ». Mieux encore: « Le Christ m’a laissé tous mes joyaux, seulement il a fait tomber sur moi du ciel un rayon qui m’a sans limites idéalisée ».
L’amour ne clôt ni la personne ni le couple sur lui-même. S’il comble, il ouvre tout autant. Il s’insère dans ce besoin que j’éprouve d’un qui m’aime de tout son moi, existentiellement, pour ne pas manquer d’être. Mais je ne puis être le tout ni de moi-même – mon propre tout, c’est monstrueux! – ni pour un autre. Et chacun des deux dans l’amour, dans le couple, peut et doit savoir cela. Parce que ce savoir et l’acceptation de cette réalité est la condition de l’amour: il y a la différence de l’autre et sa limite. Il y a à aimer l’autre avec sa différence et sa limite, il y a même à aimer l’autre parce que différent de moi, unique et limité comme moi.
Pour Teilhard cet autre a été d’abord le Christ, qui de tout l’amour de son Cœur lui a dit: « Tu as du prix à mes yeux » et à qui le jeune homme a répondu une fois pour toutes: « Tu seras tout pour moi ». Ce qui lui fait écrire avec conviction: « Celui qui entend l’appel de Jésus n’a pas à rejeter l’amour hors de son cœur ».
Au contraire semble-t-il bien pour lui: c’est ici en effet la première occurrence du mot amour dans le poème! Le mot vient à propos du Christ, nul ne peut se tromper sur la préférence du prêtre, sur le choix que le religieux a fait comme objet premier de son amour.
Après l’attraction et l’altérité, après l’amour, vient l’union. Je me permets de dire une seule chose à son propos. C’est la suivante: je ne partage pas la certitude de Teilhard que le féminin est en lui-même, de lui-même, le principe unitif. À mes yeux c’est l’amour qui est ce principe, lui qui est cette énergie qui crée et garde le lien unissant les êtres humains. Les seuls commandements chrétiens sont les deux commandements de l’amour. Et la révélation du Père dans et par le Fils est que Dieu est l’Amour même.
Les différents états de l’amour
Je voudrais pour ma part m’attarder sur les différents états de l’amour humain, autrement dit sur ce que chaque chrétien peut faire de son amour. Donc tout spécifiquement sur la fécondité de l’amour. Dans la perspective de Teilhard nous retrouvons les mêmes grandes attitudes que dans l’œuvre de son contemporain Claudel.
Trois formes d’amour sont fécondes à l’instar de l’amour réalisé dans l’union des corps, bien que dans un autre registre.
L’amour sacrifié
Chez Claudel, en réalité c’est l’union de ceux qui s’aiment qui est sacrifiée au nom du plus haut amour et d’une fécondité de plus de prix. La résurrection de l’enfant, née du sacrifice de Violaine, dans l’Annonce faite à Marie. La conversion de Camille obtenue par le sacrifice de Prouhèze et Rodrigue renonçant à leur union, dans le Soulier de Satin.
Teilhard de même refuse à Lucile Swann l’union physique qu’elle désire ardemment.
Il ose lui avouer qu’il a du mal à le faire, mais il définit la fécondité qu’il attend de cette union sacrifiée: « Lorsqu’il y a des années, j’ai commencé à vous voir, Lucile, j’ai eu le sentiment et l’espoir (…que) je pourrais vous apporter une nouvelle énergie pour devenir davantage vous-même, une énergie, Lucile. Et maintenant je réalise que je suis devenu pour vous un centre, qui n’a pas, j’en ai peur la consistance matérielle requise pour être un support solide à votre vie. Être une énergie et non un centre, est-ce là une utopie? »
L’amour sanctifié ou La chasteté
« Si l’on a bien compris, et surtout expérimenté, ce que signifient ces mots “La puissance Spirituelle de la Matière”, on voit d’abord s’évanouir l’opposition établie entre sainteté de corps et sainteté d’esprit… Ce n’est pas isolément (marié ou non mariés) mais c’est par unités couplées que les deux portions masculine et féminine de la Nature doivent monter vers Dieu. » Car « La vraie union est celle qui simplifie, c’est dire celle qui spiritualise ». Autrement dit, aux yeux de Teilhard, c’est d’abord l’union à Dieu ou l’union en Dieu que doivent vivre ceux qui s’aiment.
Car dans l’amour sanctifié, c’est bien de « monter ensemble vers Dieu » qu’il s’agit.
Union des deux personnes certes, et non solitude satisfaite de l’un ou de l’autre, mais union en Dieu pour monter ensemble vers l’union à Dieu.
En refusant l’union des corps à Lucile, Teilhard risquait bien de la perdre définitivement.
Il le faisait au nom de l’amour de l’Autre absolument nécessaire à son moi unique et limité, l’Autre qui, pour lui, est Dieu même. « Mon Seigneur et mon Dieu ». Il lui écrit: « La racine de tout, nous en avons souvent discuté. Je ne m’appartiens pas – et par conséquent je ne peux me donner entièrement et exclusivement à quiconque. En un sens tout amour dans ma vie doit me garder et me rendre, comme ceux qui m’aiment, non seulement plus vivant, mais libre, plus libre, dans une intimité toujours grandissante. Cela semble plutôt contradictoire ».
Teilhard garde l’espoir qu’il ne perdra pas totalement l’amour de Lucile de qui il sait dire qu’elle n’ignore rien de lui, qu’il partage tout avec elle. Il persiste à croire à la sanctification de l’amour réel par la chasteté. Mais à croire aussi à la possibilité d’une union spirituelle entre un homme et une femme, même dans la privation imposée de l’union physique. « Nous sommes trois », ose-t-il écrire à Lucile. Car il persiste à vouloir et à croire réalisable cette dyade sur laquelle se pose la spiritualité, la sainteté qui mène au Christ.
« Il flotte au sein de la masse humaine, représenté par les forces d’amour, un certain pouvoir de développement qui surpasse infiniment ce qu’absorbent les soins nécessaires à la propagation de l’espèce (…) En réalité, dans l’état présent du monde, l’homme n’est pas encore révélé complètement à lui-même par la femme et réciproquement. L’un et l’autre, dès lors, ne sauraient de par la structure évolutive de l’univers, être séparés au cours de leur développement. »
L’amour divinisé
C’est le stade ultime de l’amour humain. Je ne peux en parler qu’avec les mots de Teilhard. Marie dit au nom de l’Éternel féminin: « En moi, c’est Dieu qui vous attend. Dieu, je l’ai attiré en moi bien avant vous ».
Teilhard écrit: « Le Féminin est la plus redoutable des forces de la Matière. Ceci est vrai. “Donc il faut l’éviter”, disent les moralistes. “Donc il faut s’en emparer” répondrai-je ». Mais il peut affirmer aussi: « Ce qui fait descendre la matière, c’est l’union! ».
OUI au féminin, NON à l’union au féminin – reconnu pourtant comme unitif – mais pas si l’on « descend dans la matière »! Ce qui paraît fort exigeant et souvent contradictoire. « Le chrétien est à la fois le plus attaché et le plus détaché des humains…
C’est Dieu et Dieu seul qu’il poursuit à travers la réalité des créatures (…) Ainsi, jusque dans lui-même et les développements les plus personnels qu’il se donne, ce n’est pas soi-même qu’il doit chercher, mais le plus Grand que lui-même, auquel il se sait destiné » MD p. 57. Ce que Teilhard écrit ici à propos de la divinisation de la science, nous savons qu’il le pense et l’éprouve dans l’amour de la femme. Il écrit dans son texte sur la Chasteté:
« Pourquoi, ne gardant de leur attraction mutuelle que ce qui les fait monter en les rapprochant, (l’homme et la femme) ne se précipiteraient-ils pas l’un vers l’autre en avant? Pas de contact immédiat, mais la convergence en haut. L’instant du don total coïnciderait alors avec la rencontre divine. » C. 17. On ne saurait être plus clair dans le projet de divinisation de l’amour!
La forme suprême du Féminin, celle qui « séduit toujours, non plus vers la Matière mais vers la Lumière, c’est la Virginité ». « La virginité se pose sur la chasteté comme la pensée sur la vie: à travers un retournement ou un point singulier » …
«Bientôt il ne restera plus que Dieu pour vous dans un univers entièrement virginisé».
Thomas d’Aquin exaltait autant que Teilhard la virginité, et comme on lui rétorquait que si toutes les femmes consacraient à Dieu leur virginité, il n’y aurait plus de postérité humaine sur la planète, le saint répondit avec une totale sérénité:
« Le monde finirait alors pour la plus grande gloire de Dieu ».
La fécondité
Avant d’envisager cette ultime hypothèse qui fait un peu sourire, envisageons l’autre spécificité du Féminin et le fruit de l’amour, qu’il soit sacrifié, sanctifié ou divinisé:
il s’agit de sa fécondité. Teilhard croit à l’union du masculin et du féminin, pour toute fécondité, biologique évidemment, mais aussi intellectuelle, artistique et même spirituelle.
Pour Teilhard évidemment la fécondité de l’union n’est pas seulement l’enfant.
« Je suis essentiellement féconde, c’est-à-dire penchée sur le futur, sur l’Idéal » proclame l’Éternel Féminin. « Si fondamentale soit-elle la maternité de la femme n’est presque rien en comparaison de sa fécondité spirituelle » C. « La virginité n’est pas incompatible avec la fécondité ». L’union est nécessaire et féconde aussi pour l’action, mais plus encore pour la pensée et pour l’œuvre. « La vraie fécondité est celle qui associe les êtres dans la génération de l’esprit ». « Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantais pas, car les enfants de la solitaire seront plus nombreux que les enfants de celle qui a eu un époux ». (Isaïe 53)
Il y a une vraie différence entre Claudel et Teilhard à propos de la fécondité de l’amour. Pour le premier, seul l’amour sacrifié se révèle fécond spirituellement, c’est sa propre expérience de vie. Pour le second – qui impose le sacrifice et en vit plus qu’il n’en parle – c’est presque l’amour divinisé seul qui se révèle fécond spirituellement.
Teilhard en est certain, même s’il a plus de mal à en convaincre la femme qui spontanément l’aime autrement et en souffre. « Nous finirons par trouver une autre manière d’aimer, assure-t-il. La fécondité spirituelle se juxtaposant de plus en plus à la fécondité matérielle – et finalement à justifier par elle seule l’union ». Et comme: « Devant une humanité qui monte sans arrêt (on retrouve ici l’optimisme teilhardien) mon rôle, affirme l’Éternel Féminin, veut que je me retire toujours plus haut », Teilhard se retire lentement de la proximité avec Lucile qui l’aime trop humainement.
Conclusion: LE BONHEUR
Parce qu’en effet, l’atmosphère de l’amour est le Bonheur. L’Éternel Féminin se dit «l’immarcescible Beauté des temps à venir » et « la forme appropriée de la béatitude des vivants». Le bonheur de l’homme auprès de la femme est quasi-divin: « La tendre compassion, le charme de sainteté qui émane de la femme, c’est la présence de Dieu qui se fait sentir ».
L’Éternel Féminin Parfait se nomme enfin: « Placée entre Dieu et la terre, comme une région d’attraction commune… je suis l’Église, épouse de Jésus, je suis la Vierge Marie, Mère de tous les humains ». Teilhard en bon théologien malgré ses enthousiasmes nous situe au plus juste: au cours de notre existence terrestre, c’est dans l’Église, avec Marie pour Mère de grâce, que chacun de nous peut trouver le bonheur : celui de l’union personnelle au Christ, celui de l’union du couple en Christ.
Dans la vision béatifique Teilhard se montre encore théologien conscient des limites humaines, en même temps que fasciné par l’infini divin et par la puissance de l’amour qui peut unir l’Incréé et ses créatures. Il écrit ce qu’il voit et il semble voir vraiment ce qu’il écrit: « Quand les Bienheureux élus vivront la tension qui les précipite en Dieu » – il leur suffira de regarder un peu en deçà du foyer qui les fascine » et qui est Dieu même, pour voir « à la surface du feu divin se jouer l’image de l’Éternel Féminin et admirer en elle la série des attractions successivement traversées qui, depuis les confins du néant, ont fait accourir et se rassembler les éléments de l’Esprit par amour ».
« Un peu en deçà du foyer qui les fascine » et qui est Dieu même, « à la surface du feu divin » joue encore son Éternel Féminin. Teilhard reste rigoureux théologien dans son élan sublime: la sexualité fait partie de la création, elle est spécifiquement réalité créée, comme le dit trop bien la Genèse « homme et femme Il le créa ». Et homme et femme en Christ nous sommes immortels, chacun de nous dans son identité voulue et respectée. Mais en Dieu même, il n’y a spécifiquement ni masculin, ni féminin éternels. En Dieu, tout est Dieu, Il est le Tout Autre et cela nous suffit !